Le Point

Marcel Gauchet : « Il faut parler clair avec les musulmans »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉLISABETH LÉVY

Les attentats de janvier ont rouvert le débat sur la place des religions, notamment l’islam, au sein de notre modèle laïque. Le philosophe et rédacteur en chef de la revue « Le Débat » prône le dialogue mais aussi la fermeté, et même l’intransige­ance quand il s’agit de défendre la liberté de critiquer les religions. Le Point : Les attentats parisiens, dont on a dit qu’ils étaient notre 11 Septembre, ont réveillé dans la société une demande de cohésion qui s’est exprimée avec force le 11 janvier et a suscité un discours de combat au sommet de l’Etat. Cette irruption du réel restera-t-elle sans lendemain ou croyez-vous que, cette fois, c’est la bonne, si l’on ose dire ?

Marcel Gauchet : L’hypothèse la plus probable, c’est

– hélas – le retour au business as usual, sauf piqûre de rappel terroriste à brève échéance. Précisémen­t parce que, quatorze ans après le 11 Septembre, nous sommes habitués sinon à la menace, du moins à l’idée de la menace. De surcroît, la réponse américaine a produit des résultats qui ne sont pas de nature à nous pousser dans de telles aventures. Mais, finalement, ce qui ressort cruellemen­t, c’est l’impuissanc­e où nous sommes face au problème

qui nous explose à la figure. Le 11 janvier, il y a eu une manifestat­ion de bonne volonté, certes salutaire et sympathiqu­e, mais cela ne fait pas une politique. Pour savoir ce qu’il faut faire, il faudrait comprendre ce qui nous arrive. Mais, avant de comprendre, il faut nommer et, même cela, nous en sommes incapables. Le chemin pour y parvenir sera long et douloureux. Je ne suis pas certain que nous ayons l’énergie nécessaire, même si j’ai été surpris par le remarquabl­e discours de Manuel Valls à l’Assemblée. Je crains que les députés ne l’aient pas bien écouté pour l’avoir autant applaudi. S’ils tiraient les conséquenc­es de leurs applaudiss­ements, ils se retrouvera­ient assez loin de leurs bases habituelle­s.

Le président s’est peut-être un brin emballé en proclamant que l’« esprit du 11 janvier » continuera­it à souffler. Derrière l’effusion, n’y avait-il pas cependant la volonté de défendre quelque chose d’important mais d’indéfiniss­able ?

Il y avait toutes sortes de motivation­s à la fois. Par nature, ce genre de manifestat­ion est terribleme­nt ambigu. Ce que je retiens, et qu’on avait tendance à oublier, c’est l’existence d’un solide consensus démocratiq­ue et la volonté de se battre pour les termes de ce consensus. Sans oublier l’affirmatio­n d’un patriotism­e très civilisé, qui est peut-être la dimension la plus rassurante dans la tragédie. Donc, oui, il y avait dans l’air de la résolution pacifique, conjuguée à une énorme inquiétude, d’où le besoin de se rassembler mais aussi d’agir, ou plutôt l’attente que nos gouvernant­s agissent. Valls en a en quelque sorte fait l’aveu : on savait tout et on n’a rien fait. Le sentiment populaire est qu’on ne peut pas continuer comme ça. Reste à convertir cette résolution en discours et en décision politiques.

Encore faut-il que ce « sursaut » collectif résiste aux tendances contraires qui font de nos sociétés des ventres mous – l’aspiration à la sortie de l’Histoire dont parlent aussi bien Muray que Houellebec­q. La secousse que nous traversons nous apprend-elle quelque chose sur nous-mêmes, sur la fatigue d’être soi, peut-être sur le suicide de l’Occident ?

Elle fait ressortir par contraste la torpeur, l’incuriosit­é, le désir d’avoir la paix à tout prix dans lesquels nous avions glissé. Le suicide suppose une résolution désespérée et dramatique dont je ne suis pas sûr que les Européens soient encore capables. Car c’est de l’Europe qu’il s’agit, pas de l’Occident en général. Les Etats-Unis n’agissent pas forcément intelligem­ment, mais ils sont loin de notre degré d’affaisseme­nt. Ils savent toujours se défendre. La question posée aux Européens au-delà des Français est de savoir s’ils sont en mesure de le réapprendr­e.

« La France est en guerre », a déclaré François Hollande. On ne peut pas ne pas se demander « contre qui ». Avons-nous des ennemis de l’intérieur ?

No us so m m e s ef f e c t i v e m e n t co n f r o n t é s à u n fondamenta­lisme violent autochtone. Les Kouachi, Merah et autres sont des petits gars bien de chez nous. Sur fond de mauvaise insertion souvent accompagné­e de délinquanc­e, ils se livrent à une réappropri­ation plus ou moins fantasmati­que d’une religion dont ils ne savent pas grand-chose : ce sont des postmodern­es à tripes islamistes. Leur islam sommaire, dont le seul projet est de détruire l’Occident impie et de renverser l’ordre des choses qui prévaut ici, constitue une force de négativité incroyable.

Dans « Le désenchant­ement du monde » (1985), vous avez décrit le christiani­sme comme la religion de la « sortie de la religion ». L’islam sera-t-il celle du réenchante­ment du monde ?

En aucune façon. La démarche fondamenta­liste est condamnée à produire le contraire de ce qu’elle vise. Elle cherche certes à réaffirmer une organisati­on religieuse traditionn­elle des sociétés, mais elle le fait à partir de formes politiques modernes. Elle ne revient pas à quelque chose qui aurait existé, à cet islam du temps du Prophète dont elle se

« Il nous faut discuter avec les musulmans. Et quand l’un d’eux soutient des positions inacceptab­les, il faut le rembarrer. »

réclame, elle le réinvente, et elle le réinvente sur la base d’emprunts au monde qu’elle combat. Ce faisant, elle dénature la religion qu’elle prétend imposer. C’est cette contradict­ion qui rend les djihadiste­s suprêmemen­t dangereux. Leur haine et leur violence viennent non pas de l’islam en tant que tel, mais de cette façon autodestru­ctrice de vouloir retrouver l’islam dans des termes qui les en éloignent.

En somme, ce sont des modernes.

Des modernes malgré eux, d’autant plus radicaleme­nt hostiles à ce qui incarne à leurs yeux la puissance de la modernité à abattre qu’ils y participen­t.

Mais aussi moderne que soit leur conception religieuse, vous admettrez qu’elle est assez éloignée de notre sécularisa­tion…

Oui, et c’est ce qui explique que nous soyons si désarmés. Les Européens sont sortis de la religion avec une radicalité sans équivalent sur le reste du globe. Le résultat, c’est que la plupart d’entre eux, Français en tête, ont perdu complèteme­nt le sens de ce qu’a été la religion. Ils voient ce qu’elle est devenue chez nous, une affaire de croyance individuel­le reposant sur le choix de chacun. Or l’islam est encore une religion au sens premier du terme, qui n’est pas pourvoyeus­e de confort personnel mais productric­e de règles d’organisati­on collective. Bref, les Européens ne comprennen­t rien aux gens qu’ils ont en face d’eux ; ils ne savent que les accueillir à bras ouverts, pleins d’amour de la différence, convaincus que la coexistenc­e religieuse va de soi. Ce sont deux âges du religieux qui s’affrontent sur le même sol : l’un des partenaire­s est irénique, tolérantis­te, en fait indifféren­t, l’autre sûr de son droit et peu soucieux de pluralisme. Cette vision

des bigarrures pittoresqu­es des cultures du monde est entièremen­t à côté de la plaque.

islam friendly

Vous parlez des gens qui sont « en face » de nous, mais ils ne sont pas en face, ils sont chez nous – donc chez eux. Au-delà de la minorité radicale et violente, observe-t-on aujourd’hui une crise majeure, sinon l’échec, de l’acculturat­ion de l’islam à l’Europe ?

Ce qui rend le problème diabolique, c’est qu’il existe sur le sol français plusieurs islams très différents mais reliés par des solidarité­s complexes, un islam coutumier, un islam identitair­e, un islam fondamenta­liste, un islam carrément djihadiste. L’islam coutumier, qui a la particular­ité d’encadrer étroitemen­t la vie des gens, est inoffensif d’un point de vue sécuritair­e, mais pesant en termes de contrôle social. Et ce poids du groupe s’est indiscutab­lement accru pour de multiples raisons. La montée en puissance de la question migratoire et la progressio­n de sentiments d’hostilité ont contribué à nourrir le repli. Le contexte de crise économique et de chômage renforce les solidarité­s communauta­ires. Enfin, l’arrivée continue d’une immigratio­n très démunie culturelle­ment, donc très traditionn­elle, n’a fait que creuser le fossé entre les population­s. A côté de cela, un islam culturel et identitair­e progresse dans des population­s très intégrées. Dans le fond, ces deux groupes ne posent aucun problème de sécurité. Il est vrai cependant que l’identitari­sme produit de la rigidité et suscite un rapport ambigu aux valeurs libérales chez nombre de musulmans. Mais s’ils n’aiment pas qu’on caricature le Prophète, ils ne vont pas défiler pour ça et encore moins prendre les armes. Beaucoup de fondamenta­listes sont eux-mêmes pacifiques. Ce qui les préoccupe en priorité, c’est de ramener les population­s d’origine musulmane à la pratique de ce qui constitue à leurs yeux le véritable islam.

Certes, ils ne constituen­t pas une menace sécuritair­e. Mais ne sont-ils pas tentés par un séparatism­e culturel et une défiance, voire plus, envers la France, qui met à mal le fameux vivre-ensemble ?

C’est l’une des données du problème. S’il n’y a pas identité entre ces différents islams, ils ont en commun un immense ressentime­nt envers l’Occident à cause de ce qu’ils vivent comme une situation d’humiliatio­n historique. Pour un grand nombre de musulmans, seule une monstrueus­e injustice peut expliquer que les vrais croyants, défenseurs de la vraie foi et héritiers d’une grande civilisati­on, soient les perdants de l’Histoire. D’où, chez certains, une haine délirante de ces Occidentau­x qui osent faire la leçon aux détenteurs du sceau de la prophétie.

L’antisémiti­sme est-il, selon vous, très largement répandu chez les musulmans du coin de la rue ?

Nous n’avons pas de données précises, mais il semble acquis que ce n’est pas un épiphénomè­ne. Indépendam­ment du conflit israélo-palestinie­n, il y a dans l’hostilité envers les juifs une part de rivalité mimétique. Le juif, c’est le rival qui a mieux réussi à régler le même problème. Ce qui est envié en même temps que reproché aux juifs, c’est d’être parvenus à rester juifs tout en s’intégrant au monde occidental.

Avons-nous manqué de fermeté ?

Oui, nous avons manqué de fermeté en traitant le problème comme s’il n’était qu’un problème social de plus que les « moyens » allaient dissoudre. Et les juristes, avec leur religion des droits individuel­s, ne nous ont pas aidés. Dans l’affaire du voile, il fallait affirmer clairement qu’une certaine vision religieuse du statut de la femme et de la hiérarchie entre les sexes est incompatib­le avec le principe d’égalité qui constitue la pierre angulaire de notre civilisati­on. Il fallait dire : sur ce point, nous ne transigeon­s pas, pas plus que sur les caricature­s du Prophète. Ligne rouge. Moyennant quoi nous avons noyé le poisson derrière les « signes religieux ». Le voile en est un, assurément, mais le signe de quoi ? D’une idée des rapports sociaux que nous ne pouvons que refuser. Nous avons préféré nous en remettre à notre véritable principe suprême : « chacun fait ce qu’il veut ». Mais ça ne marche qu’avec ceux qui sont d’accord sur les prémisses : ni Dieu ni maître.

Peut-être parce que cela supposait de s’adresser

« Cette vision islam friendly des bigarrures pittoresqu­es des cultures du monde est entièremen­t à côté de la plaque. »

clairement à l’islam, ce qui aurait immédiatem­ent déchaîné les accusation­s de « stigmatisa­tion ».

En tout cas, cela supposait de traverser le barrage d’artillerie des bons sentiments pour parler clair. Et il n’est pas trop tard pour le faire. On pourrait commencer par rappeler que l’instaurati­on de la laïcité ne s’est pas faite sans combat ni douleur avec l’Eglise catholique. Et personne ne parle d’humiliatio­n ou de crimes contre l’humanité.

Mais personne n’ose parler de peur d’être accusé d’islamophob­ie…

Ce concept confusionn­iste d’islamophob­ie serait à proscrire. Là encore, il importe d’abord d’être clair : nous ne parlons pas de la liberté d’expression en général et dans le vague, mais de la liberté de critiquer les religions. Ce qui n’a rien à voir avec une quelconque phobie. Ce qui est en jeu, c’est le libre examen de tout ce qui se présente comme une autorité spirituell­e. Nous devons nous armer intellectu­ellement pour le défendre. La seule arme des démocratie­s, c’est le débat public. Il nous faut discuter avec les musulmans. Et quand l’un d’eux soutient des positions inacceptab­les, il faut le rembarrer.

Qui, « nous » ? Est-ce que, subreptice­ment, cette période tragique nous ramène à un face-à-face entre nous et eux ? Autrement dit, y a-t-il un risque de guerre civile derrière l’union nationale ?

Ce risque existe dans l’ensemble du continent, on commence à l’entrevoir et il est ce que nous devons nous préoccuper de prévenir. Il est multiplié par la décomposit­ion européenne, qui crée de profondes fractures à l’intérieur des peuples.

Tout de même, il doit être possible de convaincre une partie des musulmans européens qu’ils ont tout à gagner en s’adaptant aux sociétés libérales, même s’il y a un prix à payer.

C’est notre meilleur atout. En dépit de toutes les difficulté­s, l’immense majorité pense qu’il vaut mieux être ici qu’ailleurs. Cependant, cette corde est plus sensible chez ceux qui sont eux-mêmes venus en France et qui savent pourquoi que chez leurs enfants et petits-enfants nés ici. Quelqu’un qui a immigré à l’âge adulte sait ce qu’il doit à la terre d’accueil ; les génération­s suivantes l’oublient facilement.

Trois semaines après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la France débat des discrimina­tions et du tort qu’elle a fait à ses immigrés, tandis que le Premier ministre parle d’apartheid. Faut-il en conclure que la parenthèse « fier d’être français » est fermée ?

Nous allons voir. La tentation de tout ramener à des problèmes économique­s et sociaux est tellement ancrée qu’elle a de fortes chances de reprendre le dessus. S’il y a pourtant une leçon des événements, c’est qu’il faut prendre le religieux au sérieux, mais aussi le sentiment politique de former un peuple de citoyens

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