Le Point

Lecture assistée (3)

- Patrick Besson

Je me demande si ça ne commence pas à devenir une addiction. Chaque jeudi après-midi, j’ai besoin de ma dose de Jean Birnbaum, qui tient la rubrique « Prière d’insérer » dans Le Monde des livres, dont il est le responsabl­e. Le titre de la chronique du 6 février : « Etre debout et y voir clair ». Certes, on voit mieux debout qu’assis, surtout s’il y a des gens devant, et qu’ils sont debout. Mais le titre prend toute sa saveur quand on comprend qu’il évoque le livre de Jérôme Garcin sur le résistant aveugle Jacques Lusseyran (1924-1971). Selon le journalist­e, si les aveugles veulent y voir quelque chose, ils n’ont qu’à se lever. Les connaissan­ces de Birnbaum en ophtalmolo­gie me semblent faibles, c’est un peu comme ses connaissan­ces en littératur­e.

Jean ouvre sa colonne avec une remarque sur « Ivanov » : « La magnifique pièce de Tchekhov. » Et Anton Pavlovitch (1860-1904) de rosir sous le compliment, l’un des rares qu’il ait jamais reçus. Birnbaum félicite Jérôme Garcin, l’auteur du « Voyant » (Gallimard, 17,50 €) en ces termes : « A la vaste grisaille du conformism­e, justement, le texte oppose les intenses couleurs de la liberté. » Arrêtons-nous un moment sur cette phrase emblématiq­ue de l’écriture – j’hésite à parler de style – birnbaumie­nne, ou plutôt birnbausie­nne. Qu’est-ce qu’une grisaille « vaste » ? Ainsi, il y aurait des grisailles étroites, puisqu’il y en a de vastes. Sur « grisaille », Littré nous dit ceci : « Peinture grise faite avec du blanc et du noir. » Une vaste grisaille serait donc un grand seau de peinture grise, et une grisaille étroite un petit seau de la même peinture. Littré ajoute, à « grisaille » : « Verres peints en tons légers, gris. » C’est bien ce que je me disais : il y a un problème d’alcool.

A la fin du deuxième paragraphe, Birnbaum définit Lusseyran comme « un jeune aveugle qui, sous l’Occupation, garda les yeux grands ouverts au moment où tant d’autres détournaie­nt le regard ». Je comprends bien qu’il y a une astuce. Je commence à le connaître, mon Birnbaum. Qu’un aveugle ouvre ou ferme les yeux, ça ne change pas grand-chose pour lui, ni pour nous, mais Jean joue sur le fait que, de 1940 à 1944, bien des voyants fermèrent les yeux sur les atrocités nazies et devinrent du coup plus aveugles que les aveugles qui les ouvraient, les yeux, sur lesdites atrocités. N’en concluons pas pour autant que le nazisme rendit la vue aux aveugles, ce n’est pas du tout la pensée de l’auteur de l’article.

Plus loin, on a une « fragile puissance » qui me laisse perplexe. Qu’est-ce qu’une puissance fragile ? L’équivalent d’une fragilité puissante ? C’est peut-être là ce qu’on appellera plus tard le renverseme­nt birnbaumie­n. Birnbausie­n. Le « style » de Garcin, selon Jean, se « distingue » par son « élégance » et sa « loyauté ». Qu’est-ce qu’un style loyal ? Reprenons Littré : « Loyal : qui est de condition requise par la loi/Qui obéit aux lois de l’honneur/Se dit aussi des choses. » Quelles choses ? Il est bizarre, Littré, parfois. Je ne vois toujours pas ce qu’est un style loyal. Il faudra que Jean – ou Jérôme – me l’explique. A la fin du texte, on a « la haine de ceux qui rampent debout ». Une nouvelle trouvaille de Jean Birnbaum, après l’aveugle voyant et le style loyal : la reptation verticale

 ??  ?? Jacques Lusseyran.
Jacques Lusseyran.

Newspapers in French

Newspapers from France