LA PROPHÉTIE DE GUIZOT
Le 20 mai 1833, l’ordre du jour de la Chambre des députés appelait la discussion d’un projet de loi relatif à « la garantie de l’emprunt grec ». A certains orateurs, notamment à gauche, estimant que la France n’avait pas à se brûler les doigts ni à laisser fondre ses finances dans ce chaudron oriental, le ministre Guizot répondit : « La question de l’emprunt est d’une immense importance pour la Grèce. Consultez tous les hommes qui connaissent ce pays ; ils vous diront que ce dont le nouveau gouvernement a essentiellement besoin, c’est de l’argent et du crédit qu’il ne peut pas trouver dans son propre pays. Il a besoin de l’appui avoué, officiel des gouvernements européens, et surtout d’un appui désintéressé comme le nôtre. Messieurs, le lui refuserez-vous ? » Ces messieurs l’accordèrent à une large majorité.
En 1830, les Grecs s’étaient affranchis de la domination turque, avec l’aide décisive de l’Angleterre, de la Russie et de la France. En 1832, ces trois gouvernements s’étaient mis d’accord pour donner un roi à la Grèce, en la personne du fils cadet du roi de Bavière, Othon, âgé de 17 ans. Il s’agissait maintenant de remettre à flot financièrement le tout jeune Etat. Aussi garantirent-ils, chacun pour un tiers, un emprunt grec de 60 millions de francs-or. Cet emprunt, le premier d’une longue série, ne fut jamais remboursé. Ravagé par une décennie d’insurrections et de répression, dépourvu de toute administration, ce pays de 800 000 habitants était hors d’état de faire face. Aussi les trois Etats garants durent-ils bientôt se substituer à lui pour le paiement des intérêts. Pour des raisons autant politiques que financières, ils placèrent la Grèce sous une
EN 1832, L’ANGLETERRE, LA RUSSIE
ET LA FRANCE GARANTIRENT UN PREMIER EMPRUNT GREC, QUI NE FUT JAMAIS REMBOURSÉ.
tutelle étroite, exercée par une troïka installée à Londres. Aux députés qui s’impatientaient face à une nouvelle demande de crédits, notre ministre des Affaires étrangères déclarait en juillet 1843 : « Toutes nos instances auprès du gouvernement grec pour le porter à réformer lui-même son administration n’ont pas réussi. Il a fallu, il faut aujourd’hui l’intervention des trois puissances pour amener ce gouvernement à faire lui-même, dans ses finances, les réformes nécessaires » , à commencer par l’établissement d’un cadastre faute duquel la répartition et le recouvrement de l’impôt étaient impraticables. Le gouvernement grec tenta un programme d’économies drastiques, fermant des ambassades, suspendant le traitement des universitaires, licenciant des troupes. Mais rien n’y faisait : la Grèce n’estelle pas la patrie des Danaïdes et de leur tonneau ?
Il revint à un pensionnaire de l’Ecole française d’Athènes, Edmond About, de dresser le plus noir tableau dans « La Grèce contemporaine », publié en 1854. Lisons le futur auteur du « Roi des montagnes » : « La Grèce est le seul exemple d’un pays vivant en pleine banqueroute depuis le jour de sa naissance (…) La Grèce est le seul pays civilisé où les impôts sont payés en nature. » Au reste, « les contribuables ne payent point l’Etat, qui ne paye point ses créanciers ». Dénonçant la corruption des fonctionnaires, l’obscurantisme de l’Eglise orthodoxe et le tempérament fraudeur et tricheur d’une population par ailleurs attachante, il concluait par ce trait assassin : « Il n’y a qu’une chose que les Grecs n’ont pas volée, c’est leur réputation. » Peut-être exagérait-il