Chez la baronne
La vie turbulente de Karen Blixen, l’auteur de « Out of Africa », racontée dans un roman. Etourdissant.
Il y a au Danemark, sur la route de Copenhague à Elseneur, non loin de la mer, une très ancienne ferme, Rungstedlund, la maison de famille de Karen Blixen (1885-1962), l’auteur de « La ferme africaine » (adapté au cinéma par Sydney Pollack sous le titre « Out of Africa », avec Meryl Streep et Robert Redford) et de dizaines de contes mondialement célèbres. Il émane de cette demeure devenue musée un calme étonnant. Mais, est-ce l’éclat des bouquets toujours renouvelés, les reflets sur le coffre africain clouté de cuivre, le paravent français dans le goût chinois qui souvent servit de support à l’imagination de la conteuse ? il flotte aussi dans cette harmonie un je-ne-sais-quoi de mystérieux. Le bureau, sur lequel elle écrivit presque toute son oeuvre et qui fut celui de son père, est petit. La chambre, toute de bois sombre, avec ce lit si étroit, bouleverse. Comme émeut la tombe de l’écrivain, une simple dalle, sous un grand hêtre.
Au cours d’un reportage au Danemark, la biographe et journaliste Dominique de Saint Pern visita l’endroit. Elle y retourna plusieurs fois, littéralement « aspirée ». Par-delà la mort, les sortilèges de la baronne Blixen avaient encore opéré. Indomptable. Il est vrai qu’on l’a dite sorcière, démiurge, démone. Elle était folle de hauteur, tyrannique, effrayante et pourtant émouvante, une éternelle enfant blessée. Après le suicide de son père adoré alors qu’elle avait 10 ans, elle vécut entre rébellion et peur de l’abandon. Elle étudia la peinture (quelques-uns de ses tableaux sont exposés au musée), se maria sur le tard avec Bror Blixen, grand chasseur blanc qu’admirait Hemingway. Il la fit baronne, l’emmena au Kenya et lui transmit la syphilis. Elle idolâtra Denys Finch Hatton, un aristocrate anglais, également chasseur, « une sorte d’Ariel » qui lui échappa. Divorcée, elle voulait être épousée. Il aimait ailleurs, se déroba puis disparut dans le crash de son avion. Au même moment, la ferme, en faillite, fut vendue. Après les somptuosités de l’Afrique, à 46 ans, l’indomptable Karen dut rentrer vivre à Rungstedlund auprès de sa mère. Heureusement, il y avait les histoires. Pour échapper à la mort, elle devint Shéhérazade, et captiva.
Ce destin étourdissant a suscité nombre d’essais et de biographies. Dominique de Saint Pern, elle, a choisi le roman, et une narratrice, Clara Selborn, la secrétaire-gouvernante-esclave de son héroïne, puis son exécutrice testamentaire littéraire. La scène se passe en 1984. Clara est à Nairobi, invitée par la production d’ « Out of Africa », afin d’aider Meryl Streep à construire son personnage. Elle va donc lever les masques, raconter les souffrances, les fêtes et les failles. Le dispositif est ingénieux. Il permet à l’auteur, qui s’est énormément documentée, d’embrasser toutes les vies de Karen, sans rien dissimuler. Non pour la démolir, ce qui serait inepte, mais pour en exposer les complexités, ce qui fascine. Un épisode en particulier stupéfie, celui du « pacte » avec un poète danois de trente ans son cadet, Thorkild Björnvig, qu’elle entraîna dans « une idylle mystique » , au nom de l’écriture, « la réponse qu’il devait aux dieux » , disait-elle. Elle-même se comporta avec lui en déesse cruelle dont la possessivité faillit le briser. L’envoûtement dura quatre ans, elle avait 67 ans au moment de leur rupture.
Il lui restait à « vamper Manhattan » , ce qu’elle fit en 1959. Une tournée triomphale sous amphétamines. Trente et un kilos d’ossements, visage poudré de blanc, paupières maquillées de khôl, pharaonne au profil d’oiseau de proie, elle était enfin la conteuse millénaire, « réduite à l’essence d’elle-même » , une voix. Que ce livre nous fait désormais si bien entendre… « Baronne Blixen », de Dominique de Saint Pern (Stock, 430 p., 21,50€).