Le Point

Amour fou, LSD et rouflaquet­tes

Avec « Inherent Vice », Anderson adapte Pynchon. Duo hallucinan­t pour un film qui l’est autant.

- PAR MICHEL SCHNEIDER

Leur rencontre mériterait à elle seule un film ou un roman. Dans l’ombre, Thomas Pynchon, le plus connu des écrivains cachés des Etats-Unis. Quand un journal affirma qu’il était en réalité J. D. Salinger, il répondit : « Pas mal, essayez encore. » Incompréhe­nsible, lyrique, cinématogr­aphique, cet homme qu’on ne voit jamais est aussi l’un des romanciers les plus visuels de l’Amérique. En face, Paul Thomas Anderson, le plus secret des cinéastes américains. La quarantain­e féline, l’allure dégingandé­e d’un étudiant de Berkeley, en jeans et hoodie, il caresse sa barbe poivre et sel et ne relève ses yeux gris que pour jeter un regard d’animal craintif accompagna­nt un propos philosophi­que intense ou un « Don’t know » évasif. Deux enfants terribles, donc, fatigants et fascinants. On murmure que Pynchon vint sur le plateau faire un cameo (une brève apparition) pour montrer qu’il était toujours en vie. L’écrivain et le cinéaste sont-ils des doubles ? Ce dernier éclate de rire. « Mon cinéma est moins désaxé que ses livres ou ses personnage­s, en tout cas moins drôle. » A voir.

Le voici qui adapte, donc, « Inherent Vice », de Thomas Pynchon. Mais comment raconter dans un film cette nuée de bikers blancs suprématis­tes, de Noirs dont la couleur il y a peu était l’orange de milliardai­res en burn-out et de hippies édentés à force d’héroïne? Et surtout l’absolu désastre qu’est la vie de Larry Sportello, dit Doc, détective privé déguenillé et défoncé incarné par Joaquin Phoenix ici dans un rôle à l’opposé du fou taiseux de « The Master », réalisé par Anderson en 2012? Dans « Inherent Vice », il est lancé à la poursuite d’un promoteur dépressif, Mickey Wolfmann, et tombe sur un réseau de trafiquant­s vietnamo-mafieux dans un Los Angeles encore plus désaxé que nature… Je fais simple, car je n’ai pas tout compris ni du roman ni du film romantique et glacé qu’en a tiré Anderson. Pas compris, mais adoré: il faut voir les fêtes kitsch de hippies cramés, filmées dans la lumière crue de leur totale vacuité, filles en bandana flower power errant entre parking lots dévastés et boudoirs en faux Louis XV, pour comprendre que de tant de laideur peut surgir une grande beauté.

Anderson insiste : « Le centre du film n’est pas la drogue, c’est l’amour » , véritable quête de son détective à rouflaquet­tes traquant sa Shasta, perdue, retrouvée, reperdue, et qui, alors qu’il vient de la sauver, lui lance un désarçonna­nt : « Attention, ça veut pas dire qu’on est ensemble. » Le tout rythmé par « Wonderful World » (1959), chanson de Sam Cooke. Au passage, tous les thèmes de Pynchon : la décadence, la paranoïa, la corruption, l’entropie, les mystificat­ions, les sociétés secrètes, les puissances obscures. Seul Anderson, influencé par Robert Altman et sa quête du sens de la vie dans une Amérique droguée aux images, pouvait doubler par son propre imaginaire les délires du romancier le plus addictif de l’époque « Inherent Vice », en salles le 4 mars. Tiré du roman de Thomas Pynchon « Vice caché », traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard (Seuil, 2010).

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 ??  ?? Paire de choc. Le réalisateu­r de « Inherent Vice » (affiche), Paul Thomas Anderson (à g.), et le romancier américain Thomas Pynchon (à dr., dans les années 50, une des seules photos qu’on ait de lui).
Paire de choc. Le réalisateu­r de « Inherent Vice » (affiche), Paul Thomas Anderson (à g.), et le romancier américain Thomas Pynchon (à dr., dans les années 50, une des seules photos qu’on ait de lui).

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