Amour fou, LSD et rouflaquettes
Avec « Inherent Vice », Anderson adapte Pynchon. Duo hallucinant pour un film qui l’est autant.
Leur rencontre mériterait à elle seule un film ou un roman. Dans l’ombre, Thomas Pynchon, le plus connu des écrivains cachés des Etats-Unis. Quand un journal affirma qu’il était en réalité J. D. Salinger, il répondit : « Pas mal, essayez encore. » Incompréhensible, lyrique, cinématographique, cet homme qu’on ne voit jamais est aussi l’un des romanciers les plus visuels de l’Amérique. En face, Paul Thomas Anderson, le plus secret des cinéastes américains. La quarantaine féline, l’allure dégingandée d’un étudiant de Berkeley, en jeans et hoodie, il caresse sa barbe poivre et sel et ne relève ses yeux gris que pour jeter un regard d’animal craintif accompagnant un propos philosophique intense ou un « Don’t know » évasif. Deux enfants terribles, donc, fatigants et fascinants. On murmure que Pynchon vint sur le plateau faire un cameo (une brève apparition) pour montrer qu’il était toujours en vie. L’écrivain et le cinéaste sont-ils des doubles ? Ce dernier éclate de rire. « Mon cinéma est moins désaxé que ses livres ou ses personnages, en tout cas moins drôle. » A voir.
Le voici qui adapte, donc, « Inherent Vice », de Thomas Pynchon. Mais comment raconter dans un film cette nuée de bikers blancs suprématistes, de Noirs dont la couleur il y a peu était l’orange de milliardaires en burn-out et de hippies édentés à force d’héroïne? Et surtout l’absolu désastre qu’est la vie de Larry Sportello, dit Doc, détective privé déguenillé et défoncé incarné par Joaquin Phoenix ici dans un rôle à l’opposé du fou taiseux de « The Master », réalisé par Anderson en 2012? Dans « Inherent Vice », il est lancé à la poursuite d’un promoteur dépressif, Mickey Wolfmann, et tombe sur un réseau de trafiquants vietnamo-mafieux dans un Los Angeles encore plus désaxé que nature… Je fais simple, car je n’ai pas tout compris ni du roman ni du film romantique et glacé qu’en a tiré Anderson. Pas compris, mais adoré: il faut voir les fêtes kitsch de hippies cramés, filmées dans la lumière crue de leur totale vacuité, filles en bandana flower power errant entre parking lots dévastés et boudoirs en faux Louis XV, pour comprendre que de tant de laideur peut surgir une grande beauté.
Anderson insiste : « Le centre du film n’est pas la drogue, c’est l’amour » , véritable quête de son détective à rouflaquettes traquant sa Shasta, perdue, retrouvée, reperdue, et qui, alors qu’il vient de la sauver, lui lance un désarçonnant : « Attention, ça veut pas dire qu’on est ensemble. » Le tout rythmé par « Wonderful World » (1959), chanson de Sam Cooke. Au passage, tous les thèmes de Pynchon : la décadence, la paranoïa, la corruption, l’entropie, les mystifications, les sociétés secrètes, les puissances obscures. Seul Anderson, influencé par Robert Altman et sa quête du sens de la vie dans une Amérique droguée aux images, pouvait doubler par son propre imaginaire les délires du romancier le plus addictif de l’époque « Inherent Vice », en salles le 4 mars. Tiré du roman de Thomas Pynchon « Vice caché », traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard (Seuil, 2010).