Badiou, un mélange de naïveté, de rouerie et de platitude
APhilippe Raynaud, auteur de « L’extrême gauche plurielle », déconstruit le système Badiou. Pour lui, ses positions radicales, qu’il sait modérer à bon escient, ont fait de lui une vedette des plateaux télé. lain Badiou occupe une place singulière dans le monde intellectuel français, qui vient de sa capacité à combiner deux caractères qui sont rarement réunis. Il est, d’abord, un philosophe formé dans les années 60, dont la notoriété commence au moment où, sous l’influence d’Althusser, le marxisme renonce à faire cause commune avec l’ « humanisme » sartrien pour mieux affirmer ses prétentions scientifiques en s’alliant à des auteurs en apparence très éloignés de lui, comme Lacan ou Foucault. Il a, dans sa génération, une certaine singularité due à un investissement original dans la philosophie des mathématiques, sur laquelle il a prétendu bâtir quelque chose comme une métaphysique où Platon apporte un secours inattendu à Marx.
Il est aussi un intellectuel d’extrême gauche et il est même plus que cela : il est celui qui va toujours le plus loin en assumant des positions devant lesquelles reculent les autres penseurs de la gauche radicale. Sa première action d’éclat (dont il a depuis reconnu qu’elle n’était pas tout à fait heureuse) avait été une défense vigoureuse de la politique des Khmers rouges jusqu’à l’invasion vietnamienne incluse ; aujourd’hui encore, il continue à défendre la grande expérience « démocratique » (sic) que fut la Révolution culturelle, en insultant la mémoire de Simon Leys. En attendant la renaissance de l’ « hypothèse communiste » , il multiplie les prises de position provocatrices, comme dans un récent article du Monde où, tout en réprouvant vertueusement leurs assassins « fascistes » , il assimile les dessins des rédacteurs de Charlie Hebdo aux « moeurs policières » qui permettent la persécution quotidienne des jeunes prolétaires ex-colonisés ou musulmans.
Cette combinaison, à un âge assez avancé, d’un prestige intellectuel que l’on peut juger de bon aloi et d’une agressivité juvénile est pour beaucoup dans la gloire d’Alain Badiou ; ses oeuvres philosophiques ont sans doute plus d’admirateurs que de lecteurs, mais après avoir été longtemps, comme aurait pu dire son maître, Althusser, « bien connu pour sa notoriété » sans être vraiment célèbre, il est progressivement devenu un familier des plateaux de télévision et de la presse respectable, où il incarne avec une apparente bonhomie une position que l’on aime à croire « dérangeante » . Ce changement de statut qui a fait d’un auteur relativement confidentiel une figure presque populaire a commencé en 2007 avec la mise sur le marché d’une sorte de poupée vaudoue à l’effigie de Nicolas Sarkozy (« De quoi Sarkozy est-il le nom ? », éditions Lignes) qui a beaucoup servi aux ennemis de l’ancien président. Il n’aurait pas été possible si Alain Badiou n’avait pas été capable d’une production exubérante dans laquelle quelques écrits techniques voisinent avec des essais d’un abord plus facile, comme cet « Eloge de l’amour » publié en 2009, qui a pu toucher des lecteurs (ou des lectrices) d’ordinaire peu sensibles à sa rhétorique. Mais il fallait surtout que la radicalité affichée pût apparaître suffisamment respectable pour que son défenseur devînt pour ses adversaires un interlocuteur acceptable. Pour cela, Badiou a su peu à peu introduire dans ses écrits et dans ses prises de position le minimum de modération qui permet à quelque chose comme un débat de commencer. Il est toujours aussi violent dans sa dénonciation de l’ « ordre capitaliste-parlementaire » et des guerres que celui-ci entreprend pour maintenir sa domination mondiale, mais il semble plus prudent dans son évaluation des ennemis les plus déterminés du monde libéral. Alors qu’il avait crânement glorifié la mémoire des héroïnes d’Action directe et de la Fraction Armée rouge (Nathalie Ménigon et Ulrike Meinhof), il est aujourd’hui plus réservé devant les assassins des dessinateurs de Charlie Hebdo, et, s’il condamne toujours les interventions réelles ou supposées des puissances atlantistes, il semble refuser à Vladimir Poutine la compréhension bienveillante qu’il avait jadis accordée à Slobodan Milosevic. Il aime par ailleurs à se poser en Professeur de philosophie politique à l’université Paris-II. Il a consacré un essai à « L’extrême gauche plurielle » (Autrement, 2006). Son dernier livre,
« La politesse des Lumières » (Gallimard, 2013), vient de recevoir
le prix Tocqueville.