Le Point

Britanniqu­e à nom japonais, l’auteur des « Vestiges du jour » reste peu lu en France. Un tort, explique Michel Schneider, qui l’a rencontré.

- PAR MICHEL SCHNEIDER

On ne sait pourquoi Kazuo Ishiguro, considéré dans le monde comme l’un des plus grands romanciers vivants, reste peu connu en France. Aurions-nous peur de cet écrivain insaisissa­ble, à la fois so British et universel ? L’homme se montre comme un fascinant alliage de contraires. Vif-argent et profond, on devine derrière l’élégance parfaite (pas seulement celle des vêtements, mais des manières) la violence du guitarreux hippie d’autrefois qui écrivait des essais abscons. L’écrivain n’est pas moins divisé. Multiple Ishiguro, qui n’écrit jamais le même roman et change de registre et de genre pour chacun, aussi brillant dans la science-fiction (« Auprès de moi toujours ») que dans le réalisme psychologi­que (« Les vestiges du jour », tous deux adaptés au cinéma). Mais comme les très grands, il est secrètemen­t habité par quelques hantises : conflits enterrés, humiliatio­ns sociales, vengeances inexpiable­s et pardons miraculeux, trahisons familiales et deuils sans mots. Et cette question d’amour irrésolue à jamais comme les derniers accords d’une musique suspendue. La musique, Ishiguro lui a consacré un grand roman (« L’inconsolé ») et un magnifique recueil de nouvelles (« Nocturnes »). Et voici que, dix ans après le précédent, son septième roman aux longues phrases lentes et denses et aux dialogues d’une saisissant­e justesse de ton fait entendre une autre musique encore. Presque funèbre. Pourquoi ce sombre récit situé dans un espace-temps reculé, juste après la légende arthurienn­e ? « Je viens d’avoir 60 ans. Je crois qu’un écrivain atteint son pic de créativité dans la trentaine, quand il n’est pas trop éloigné de son enfance. Cette fois, mon enfance s’éloignant, j’ai eu besoin de remonter dans le temps des mythes. Mais je traite toujours le même thème : ce qui reste du passé. Ce qui a pu demeurer de nos idéaux et de nos valeurs. C’est pourquoi je pars souvent d’époques à la veille ou au lendemain d’une guerre. Le passé est toujours une menace pour l’avenir. » Quête. Les jeunes héros d’« Auprès de moi toujours » n’avaient pas d’avenir parce qu’ils servaient de banques d’organes. Dans « Le géant enfoui », Axl et Béatrice, un couple âgé, partent à la recherche de leur fils, au risque de se perdre dans un passé insoutenab­le. A travers la brume, la pluie et la boue, l’horreur affleure peu à peu dans cette quête où dans un pays où « même le ciel semble poursuivre un souvenir perdu », ils croisent guerriers et chevaliers, dragon et nocher. Et même Wistan et Gauvain. Mais ce n’est pas l’univers brut de sang de la série « Game of Thrones » – qu’Ishiguro n’a ni lue ni voulu regarder. Plutôt un roman à la manière de Tolkien, en moins ennuyeux et mieux écrit. Un roman d’amour et d’oubli, qui parle aussi de notre temps, d’une « nation d’amnésiques en manque de sens ». De perte et de mort enfin. Admirable allégorie de la séparation dernière, cette scène finale où, au terme de sa traversée, le couple ne pourra rejoindre une île à la Böcklin où le passé, géant enfoui ou fils maudit, gardera ses secrets. Dans les couples, même unis par l’amour, on vieillit ensemble mais on mourra seul. Le roman se termine sur une résignatio­n mélancoliq­ue : on ne sera jamais celui qu’on voudrait être, mais ce n’est pas rien, d’être celui qu’on est. D’être tout court, même un peu et mal « Le géant enfoui », de Kazuo Ishiguro (traduit de l’anglais par Anne Rabinovitc­h, Editions des 2 terres, 410 pages). Lire aussi : « Nocturnes » (Folio n° 5307). Adaptation­s au cinéma : « Les vestiges du jour » (James Ivory, 1993) et « Auprès de moi toujours » (Mark Romanek, 2010).

 ??  ?? Sombre. Kazuo Ishiguro situe son nouveau roman, « Le géant enfoui », dans un espace-temps reculé, celui du mythe.
Sombre. Kazuo Ishiguro situe son nouveau roman, « Le géant enfoui », dans un espace-temps reculé, celui du mythe.

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