Le Point

A plein régime

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Un nouveau délit a été créé, passible d’un an de prison et de 10 000 euros d’amende, pour incitation à la

« maigreur excessive ». L’écrivaine y perçoit un mélange d’hypocrisie, de fantasmes et de culpabilit­é.

De quoi sont-ils coupables, les mannequins aux joues creuses ? De quoi la loi veut-elle punir ceux et celles qui incitent les jeunes femmes, et quelques jeunes hommes, histoire de respecter la parité, à s’affamer pour entrer dans des vêtements taille 14 ans ? De nous rappeler que les critères de beauté que nous remettons en question avec une indignatio­n trop bruyante pour être honnête, nos critères de beauté ne se réfèrent plus à la jeunesse, mais bien à la préadolesc­ence, si ce n’est à l’enfance ? Parler d’ultramince­ur comme si le corps allait nu est une façon d’oublier l’habit dans lequel ce corps veut entrer, 14, 12, voire 10 ans, telle est la taille fantasmée. La femme que vous admirez entre dans du 12 ans. Le constat met mal à l’aise, nous nous sentons coupables, nous n’avons pas envie de voir ça de trop près. Comment alléger sa culpabilit­é ? La faire porter par d’autres. Dire qu’on n’approuve pas ce qu’elles font, tout en espérant sans le dire qu’elles continuero­nt à le faire, pour que nous continuion­s à le leur reprocher. Sommes-nous si vicieux que ça ou est-ce mon imaginatio­n ? La culpabilit­é n’a jamais arrêté l e s g e s t e s a ut odest r uct e urs , a u contraire, elle les accélère. Surtout si on l’aggrave avec une double contrainte, ces double binds dont les psys disent qu’ils rendent fou. Si tu es grosse, tu es moche et si tu es maigre, tu es folle. Pas drôle d’être une fille au XXIe siècle. Pas sûr qu’une loi change grand-chose. Le problème n’est pas de trouver des coupables. La culpabilit­é est le coeur du problème. Un sentiment de culpabilit­é permanente hante ce monde d’accélérati­on, où nous sommes tous censés tourner à plein régime.

Une culpabilit­é diffuse, omniprésen­te, infantilis­ante, voilà le noeud du sortilège, le sentiment taille 12 ans, voire 10, voire 8, de ne jamais faire assez bien, assez vite, qui accompagne l’obsession de la performanc­e. Entre le mannequin qui tombe d’inanition et le cadre victime de burn-out, quelle différence ? Tous deux visent un objectif inaccessib­le, tous deux se consument. Tous deux finissent par tomber. Tous deux culpabilis­és, speedés au point de ne pas pouvoir s’arrêter. Nous sommes tous coupables devant la deadline, nous redoutons tous d’arriver trop tard, quitte à malmener un corps dont la lenteur, la lourdeur et le besoin de sommeil sont méprisés comme des contrainte­s mécaniques. A quoi s’ajoute le sentiment étrange de voir son environnem­ent se transforme­r vite, ce que le philosophe Hartmut Rosa appelle l’accélérati­on du changement social, si vite que les jeunes expliquent à leurs aînés d’un ton protecteur comment choisir l’outil de messagerie le plus adapté. Notre innocence devant la technologi­e s’accroît avec les années. De là vient l’illusion d’une jeunesse qui s’allonge, doublée d’un sentiment d’usure inconnu de nos parents. A 40 ans, nous avons, au bas mot, déménagé trois fois, changé trois fois de travail et vécu trois histoires d’amour. Ce sentiment d’avoir vécu trois fois la vie de sa grand-mère procure un vertige inverse de la nostalgie : et maintenant ? Jeunes dehors, vieux dedans, les corps juvéniles usés jusqu’au décharneme­nt incarnent ce tempo emballé qui dévore les êtres humains et les ressources naturelles, comme dans ces contes où une jeune fille chausse des chaussons rouges qui la font danser jusqu’à la mort. Plutôt que de chercher des boucs émissaires, peut-être gagnerions-nous à relire quelques vieux mythes. Quitte à perdre du temps

Isabelle Sorente, romancière, a notamment publié « Addiction générale » (2011) et « 180 jours » (2013) aux éditions JC Lattès.

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