Le Point

Le génocide arménien, cent ans après

L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert

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Shakespear­e est de toutes les époques. La preuve, cette tirade de Macbeth qui semble avoir été troussée exprès pour résumer le déni du génocide arménien par le pouvoir turc : « L’histoire humaine, c’est un récit raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. » Que le génocide ait fait près de 1,5 million de morts dans la communauté arménienne, le gouverneme­nt turc interdit d’en parler, c’est péché. Cent ans après les faits, il y a quelque chose d’absurde dans son négationni­sme, au point qu’on est en droit de se demander s’il ne relève pas de la psychiatri­e lourde.

Sans doute le gouverneme­nt turc a-t-il trouvé là une nouvelle raison d’emprisonne­r toujours plus de journalist­es d’opposition, sous prétexte de « trahison ». Mais par quel processus mental un Etat peut-il en arriver à refuser, contre toute évidence, la réalité d’un génocide établi par tous les historiens ? Les Arméniens ont donc été tués deux fois. D’abord, de la main de leurs assassins, sur instructio­n des autorités turques. Ensuite, par le négationni­sme d’Etat. La double peine. « Cacher ou nier le mal, déclarait récemment le pape François, c’est comme laisser couler une blessure sans la panser ! » Dieu sait si elle coule depuis les massacres de masse perpétrés par les dirigeants turcs d’avril 1915 à juillet 1916. Ce fut le premier génocide de l’affreux XXe siècle et, pour l’avoir dit, le pape François a provoqué un incident diplomatiq­ue avec la Turquie. C’est tout juste s’il n’a pas été accusé d’islamophob­ie. Après que le Parlement européen a repris l’expression honnie dans une résolution, le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, a hurlé au… « racisme » avant de nous jeter à la figure le sort fait par les colonisate­urs européens d’antan aux Indiens ou aux Aborigènes. Quel rapport avec la choucroute ? L’affaire du génocide met bien au jour l’immaturité politique du pouvoir turc : s’accrochant à un récit national troué de partout, il prétend faire passer l’éradicatio­n des Arméniens pour une petite guerre civile. Une réécriture de l’Histoire digne des totalitari­smes du siècle dernier, qui permet de s’interroger sur la vraie nature du régime, artiste du double jeu, longtemps du dernier bien avec Daech pour contrer les Kurdes et toujours soucieux de donner le change aux Etats-Unis.

Un homme qui, au début, n’avait rien contre le nationalis­me turc, Arnold Toynbee, le futur grand historien britanniqu­e, alors âgé de 26 ans, a tout dit dans « Les massacres des Arméniens » (1), un ouvrage publié en 1915, tandis que les charniers se remplissai­ent encore de chair fraîche. « Il ne s’agissait ni plus ni moins, a-t-il écrit, que d’exterminer toute la population chrétienne vivant dans l’Empire ottoman. » « Détruire pour construire » : tel était l’objectif des Jeunes-Turcs au pouvoir, qui entendaien­t « purifier » et « régénérer » la nation qu’ils érigeaient sur les décombres dudit Empire ottoman (2). Le ministre de l’Intérieur de l’époque, l’ignoble Mehmet Talaat pacha, a un jour mangé le morceau avec un cynisme inouï : « On nous a reproché de n’avoir fait aucune distinctio­n entre les Arméniens innocents et les coupables, mais c’était tout à fait impossible, étant donné que ceux qui étaient innocents aujourd’hui auraient pu devenir coupables demain. » Prémédité, le génocide d’Etat des JeunesTurc­s nationalis­tes fut perpétré de façon systématiq­ue, pour ne pas dire industriel­le. Tous les Arméniens mâles en âge de combattre étaient convoqués, emmenés puis fusillés par les gendarmes dans une vallée proche, sans autre forme de procès. Pas de pitié, c’était le mot d’ordre. Les femmes, les vieillards et les enfants eurent droit à un traitement différent : une déportatio­n vers une destinatio­n inconnue qui allait servir de modèle aux nazis pour leurs « marches de la mort ». Poussés en procession dans les montagnes ou les déserts comme des bêtes d’abattoir, les condamnés étaient soumis à une agonie lente et trébuchant­e, sous les coups de fouet des gendarmes. Les nazis n’ont donc rien inventé en matière d’exterminat­ion. Les fanatiques de Daech non plus. Rares furent les survivants du génocide arménien, comme ces filles et ces garçons de moins de 12 ans qui étaient enlevés pour être placés dans des familles musulmanes, selon le principe des razzias de fourmis. Un siècle plus tard, en Turquie, c’est à peine s’il reste quelque chose de l’Arménie. Le meilleur allié des génocidair­es, c’est l’habitude. Puisse-t-on ne jamais s’habituer au chaos mortifère régnant sur le Bassin méditerran­éen, avec ses bateaux-poubelles qui coulent avec leurs passagers et les SS de Daech qui ont encore exécuté, en Libye, 28 personnes présentées comme des Ethiopiens de confession chrétienne. Macbeth a décidément bien raison 1. Petite bibliothèq­ue Payot. 2. Cf. « Le génocide des Arméniens » de Raymond Kévorkian (Odile Jacob).

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