Dans le « Bureau » de Rochant
« Le bureau des légendes », c’est la série d’espionnage française tournée à l’américaine. Son décode.
Ces légendes, ce sont les fausses vies que la DGSE invente pour ses clandestins. L’un d’eux (Mathieu Kassovitz) rentre à Paris sans renoncer à son pseudo et fréquente une Syrienne. Un nouvel élément est formé pour partir en Iran (Sara Giraudeau, une révélation). Un clandestin disparaît à Alger… Tranquillement passionnant, très habilement noué sans effets de manches, délicieusement joué, bref, une grande réussite.
Vendredi 10 avril, 15 heures : il en est au mixage et à la correction des sous-titres des épisodes 9 et 10 de la saison 1. Il relit aussi les scripts que lui ont envoyés ses quatre coscénaristes pour les épisodes 6, 7, 8 et 9 de la saison 2, sur lesquels il fait « sa passe » , autrement dit sa « couche de peinture » . Et, bien sûr, il est dans les starting-blocks, à dix jours du lancement de sa série, « Le bureau des légendes ». Bref, Eric Rochant, enfermé dans un bureau de la Cité du cinéma, où « Le bureau » a été pensé, écrit, tourné, mixé depuis deux ans, n’a pas le temps de regarder passer les enfants venus voir l’exposition « Harry Potter ». « Cela pourrait être pire : on n’est pas en tournage, on a fini la saison 1. » Il savait à quoi s’attendre : quand on est le showrunner de LA série très attendue sur la DGSE, on est au four et au moulin et à l’arrière du moulin. Cette série, Rochant en a livré le concept – le quotidien du milieu de l’espionnage français –, orchestré les brainstormings avec des scénaristes choisis par lui, dirigé toutes les lectures avec les acteurs, réalisé le premier épisode, énoncé une charte de mise en scène – sobriété au service de l’intrigue et des acteurs –, visionné les rushs des épisodes suivants… L’alpha et l’oméga.
Cela fait bien dix ans que le réalisateur songeait à un tel dispositif : « J’avais développé pour Canal une série sur les oligarques russes, qui n’a pas abouti. Mon coproducteur franco-américain, Alex Berger, m’a présenté aux frères Kessler, les showrunners de “Damages”, consacrée aux avocats d’affaires new-yorkais. J’ai pu assister à quelques séances de travail, à leurs brainstormings. » Que voit-il ? Des scénaristes seniors phosphorant à longueur de journée devant des scénaristes juniors, muets, qui prennent des notes. Aux premiers, l’écriture d’épisodes ; aux seconds, celle de scènes isolées. Todd Kessler lui a raconté comment il est allé résumer “Damages” aux chaînes : « La première question qu’on lui a posée, c’est : pourquoi t’es la meilleure personne pour écrire cette série ? Les séries ont réhabilité la notion d’auteur, perdue après les années 70. Il faut être le plus singulier. Un showrunner, c’est un auteur qui a un collectif à son service. »
Après « Les patriotes » – sur le Mossad – et « Möbius » – sur le FSB –, Rochant semblait le chef d’orchestre idéal pour une série sur la DGSE. Qui a bien accueilli son projet : « On a eu exceptionnellement le droit de filmer une journée leur siège du boulevard Mortier. » Comme dans toute bonne série qui se respecte, il est entré par le « milieu » . « Nos modèles, c’étaient “Mad Men” et “The West Wing”, une peinture collégiale. Notre antimodèle, “Homeland”, qui sacrifie tout à l’intrigue au prix de la crédibilité. On avait un faible pour “Mad Men”, car il y a un protagoniste au-dessus du lot, comme ici avec Mathieu Kassovitz, le clandestin qui rentre à Paris après six ans en Syrie. » Ensuite, il ne restait plus qu’à mettre le « milieu » en crise pour éclairer les lignes de fracture. Crise individuelle pour Kassovitz, qui garde sa double identité à Paris. Crise collective pour le service : un clandestin disparaît en Algérie.
Rochant nous emmène devant un grand tableau blanc. Les dix épisodes de la saison 2 y sont résumés avec les lignes narratives des trois personnages principaux. Comment se décide l’attribution d’un épisode à un scénariste ? « Par élimination. J’ai demandé à chacun celui qu’il ne voulait pas écrire. Toute cette organisation, cette concentration aussi des moyens sur un seul lieu, va permettre enfin en France de livrer une saison par an. » Si on était de la DGSE, on photographierait le tout discrètement. Mais on est au Point et l’on note que Rochant le showrunner a conçu son « Bureau » pour trois saisons, à raison de 15 millions d’euros (un bon budget de film français) par an. « The show must go on ! » Canal +. 20h30. Tous les lundis, à partir du 27 avril.