Au Quai-Branly, l’exposition « Les maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire » sort l’artiste africain de l’anonymat. Il était temps.
L’exposition « Les maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire » s’inscrit dans l’effort des chercheurs de l’Afrique postcoloniale, qui traquent l’ombre des artistes individuels dans la singularité du style. En matière d’art nègre, en effet, si les audaces formelles des sculptures et leur puissance expressive ont bluffé bien des grands maîtres de l’art moderne du début du XXe siècle, les oeuvres, souvent magistrales, restaient des oeuvres sans artistes. L’anonymat contribuait à arrimer les arts africains traditionnels au système de l’artisanat, retardant d’autant son entrée dans le système de l’art. Et à l’instar des esclaves baptisés dans le Nouveau Monde du nom de leurs maîtres, des pièces remarquables sont entrées dans les salles d’exposition et de vente avec la mention principale du collectionneur qui, souvent, se trouvait être un artiste ou un intellectuel prestigieux.
« Les maîtres de la sculpture de Côte d d’Ivoire » a le mérite de repousser cette vi violence de l’oblitération des patronymes des artistes africains relevant de cette esthé thétique précoloniale. Les enjeux d’une telle démarche sont essentiels. Non seuleme lement les oeuvres s’émancipent de l’identité d de leur « propriétaire », mais encore elles se détachent tendanciellement de leur assignation au collectif de l’ethnie, du clan, de la région. A défaut de retrouver tous les noms effacés par la brutalité des rapts, des vols, toutes ces outrances commises sur le terrain, les commissaires de la présente exposition rapportent plusieurs oeuvres à des figures singulières déterminables par la cohérence de l’écriture et du style. Mieux, ils exposent et datent des oeuvres signées par des artistes nommés Kuakudili, Uopie, Si, Gban, Tamé, Tombienne, Sra, Son, Dyéponyo… Quand on cherche les noms, on peut les retrouver.
« Les maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire » met également en scène un dialogue entre l’art dit traditionnel et l’art contemporain. En matière de sculpture, le patrimoine ivoirien n’est pas seulement riche, il est fabuleux. Au diapason des grandes civilisations qui en composent la diversité, du nord au sud, se déc l i ne nt a ux moins s i x é c o l e s , s i x vocabulaires du masque et de la statuaire : les écoles Sénoufo, Lobi, Baoulé, Gouro, Dan, Wé. Comment comprendre alors que l’art moderne et contemporain de ce pays compte si peu de sculpteurs ? Le caractère magistral des masques et de la statuaire de l’époque dite nègre aurait-il désarmé les générations suivantes ? Il y a aussi que, dans un réflexe d’autodéfense et de plaidoyer, les artistes ont dû s’adonner à la peinture pour faire mentir certaines allégations qui prétendaient que l’Afrique noire n’avait pas de tradition picturale, concentrée qu’elle était sur la sculpture, qui aspirait le meilleur de son énergie créatrice. D’où l’intérêt de mettre en évidence quelques-uns des sculpteurs qui, comme Jems Koko Bi, Emile Guibehi, Nicolas Damas, Koffi Kouakou, relient les pratiques artistiques des temps anciens à celles d’aujourd’hui. L’Afrique doit retisser le lien entre son passé et son présent pour mieux reprendre l’initiative sur son histoire et pour la raconter de son point de vue
« Quand on cherche les noms des artistes, on peut les trouver. »
Yacouba Konaté est critique d’art et professeur de philosophie à l’université Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan. Il est également président honoraire de l’Association internationale des critiques d’art. Deux cents oeuvres, venues du musée des Civilisations d’Abidjan, du MoMa, de la Fondation Barbier-Mueller ou encore du Museum Rietberg de Zurich, où ont longtemps oeuvré les deux commissaires de cette exposition, Eberhard Fischer et Lorenz Homberger, soit une galerie de quarante maîtres de la sculpture de Côte d’ivoire des XIXe et XXe siècles, sont à admirer au Quai Branly, jusqu’au 26 juillet. A partir des travaux de l’ethnologue allemand Hans Himmelheber, qui, en pionnier dès les années 30, a été à la rencontre des sculpteurs de Côte d’Ivoire, l’art des peuples Sénoufo, Lobi, Gouro, Dan, Baoulé et des lagunes est ici exposé en forme de manifeste : sortir l’artiste africain traditionnel de l’anonymat « Les maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire », musée du Quai-Branly. Jusqu’au 26 juillet. www.quaibranly.fr.