Le Petit Prince manipulé ?
Selon un chercheur japonais, le héros de Saint-Exupéry a été harcelé moralement.
Al’université de Tokyo, on le prend évidemment pour un original. Plus encore depuis qu’il a adopté, il y a un an et demi, une tenue de femme pour donner ses cours. « Assumer une identité transgenre n’est pas très difficile au Japon. Nous avons une longue tradition d’hommes travestis. A Paris, je m’étonne toujours que les gensm’appellent“Madame” ! » s’amuseAyumuYasutomi, éminent économiste de 52 ans. Sa « transformation » a fait de lui une vedette des plateaux de télévision japonais. Il fut autrefois un fils modèle, veillé par une mère sévère. Il a commencé sa carrière à la Sumitomo Bank, fleuron de la finance. En 1990, le krach japonais instille le doute dans son esprit : « Comment des élites si nobles et éduquées ont-elles pu provoquer une telle catastrophe ? » Sa vie privée est également en proie aux secousses : son mariage est un naufrage. « J’étais au bord du suicide », confesse Yasutomi. Mais une lecture va le sauver : « Le harcèlement moral », de la psychiatre française Marie-France Hirigoyen. « Je me suis rendu compte que ma femme me harcelait, poursuit-il. Je l’ai quittée et j’ai rompu avec ma mère, qui n’acceptait pas mon divorce. » En 2012, son premier succès en librairie montre comment les responsables de la catastrophe de Fukushima manipulent l’opinion. Pour lui, la manipulation ne concerne pas que la psychologie. Il va jusqu’à en faire une théorie générale, dont il tisse une élégante métaphore dans son dernier essai « Qui a tué le Petit Prince ? Le piège du harcèlement moral ».
Comme tous les contes, écrit-il, celui de Saint-Exupéry a un sens caché. Pour Ayumu Yasutomi, le Petit Prince est tout bonnement victime de manipulateurs. « Sur son petit astéroïde, la Rose harcèle le jeune garçon , selon lui. Si elle tousse, c’est pour le faire culpabiliser. C’est du chantage affectif. Et cela marche. Même s’il s’enfuit, l’enfant reste prisonnier de la Rose. Il se sent toujours coupable de l’avoir quittée ! » Mais ce n’est pas son seul tortionnaire : « Le Renard est aussi un horrible manipulateur. » Et Yasutomi d’expliquer : « “Apprivoise-moi”, lui demande l’animal. Or comment définit-il “apprivoiser” ? “Créer des liens ”, devenir amis. Mais l’amitié est une relation égalitaire, alors qu’apprivoiser implique une relation de domination. Cette confusion est à la base de la manipulation. » Le Petit Prince se rend bien compte de cette domination. « “Il y a une fleur… Je crois qu’elle m’a apprivoisé”, répond-il au Renard. Mais, même s’il est lucide, il veut revenir vers la Rose. Scénario classique : la victime revient toujours vers son bourreau. C’est ce qu’on appelle en psychologie une danse macabre. » Toujours pris au piège, le Petit Prince se suicide en se laissant mordre par le serpent. Libération. La morale de l’histoire ? « Saint-Exupéry avertit les enfants de cette terrible vérité : nos sociétés sont fondées sur une chaîne de manipulations. C’est ce qu’il appelait le “totalitarisme universel” dans la “Lettre au général X”. » Ce texte est le dernier que le héros de la France libre écrivit : son avion disparut le lendemain, le 31 juillet 1944, en Méditerranée. Il y dénonçait les temps modernes où, même sans la violence des totalitarismes, l’homme est un « bétail doux, poli et tranquille ». « Cet abêtissement commence avec la manipulation des enfants dans l’éducation », déplore Yasutomi. Comment sortir de ce cycle infernal ? Pour Saint-Exupéry, seule une expérience mystique pouvait délivrer l’homme moderne de son aliénation. Le pilote en avait vécu une lorsqu’il contemplait les moutons, le long des routes d’Afrique du Nord – d’où, selon le professeur japonais, le mystérieux « Dessine-moi un mouton » du « Petit Prince ». Et lui ? A-t-il trouvé la paix ? « Oui, dans les principes de l’“Ethique” de Spinoza ! » confie-t-il, souriant, le rouge aux lèvres Comment réussir à obtenir des autres ce que l’on désire même s’ils ne veulent pas nous le donner ? Et comment résister aux manipulateurs ? Les conseils de Machiavel, Sun Tse, Carl von Clausewitz ou Baldassare Castiglione sont à retrouver dans le « Point Références » « Séduire, manipuler, vaincre… Les textes fondamentaux » (« Le Point Références », 100 p., 7,50 €).