Le Point

Günter Grass, l’équivoque

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LLe destin de l’écrivain allemand disparu le 13 avril jette une lumière trouble

sur l’Allemagne depuis le nazisme. ’Allemagne a perdu son précepteur, Günter Grass, un écrivain engagé à l’itinéraire sinueux, symptomati­que des ambiguïtés allemandes vis-à-vis de son passé hitlérien, de son lourd héritage et de ses relations avec le peuple juif.

Grass, c’est d’abord Dantzig (Gdansk, aujourd’hui en Pologne), sa ville de naissance, la vieille Allemagne, tournée vers l’est, ses villes hanséatiqu­es en brique rouge, la Poméranie et la Prusse orientale, un monde englouti qu’il a ressuscité dans ses livres, sa « Trilogie de Dantzig », pour commencer, « Le tambour », « Le chat et la souris » et « Les années de chien » (1959-1963), qui lui valut une célébrité immédiate. Notamment « Le tambour », coup de tonnerre dans la RFA amnésique du miracle économique : les réflexions acides du nain Matzerath dévoilaien­t les responsabi­lités collective­s et les implicatio­ns individuel­les des Allemands pendant le IIIe Reich.

Dès lors, Grass secoue un pays qui refoule et se tait. Très proche des sociaux-démocrates et de Willy Brandt, futur chancelier, il invective ses compatriot­es, les exhorte à voir clair en euxmêmes, à faire repentance. En 1965, dans un texte intitulé « Qu’est-ce que la patrie allemande ? », il rend hommage aux vieux exilés juifs allemands de New York, cette « émigration de l’esprit » qu’il souhaitera­it annexer à la patrie allemande. Deux ans plus tard, pendant la guerre des Six Jours, en tête des cortèges qui défilent en soutien à l’Etat hébreu dans toute la RFA, Grass se mobilise pour le « David israélien » . Les Allemands de l’Ouest donnent leur sang, collectent des fonds, achètent des bons du Trésor israélien : l’histoire ne se répétera pas, cette fois, ils ne laisseront pas Nasser, le « nouvel Hitler » , exterminer les juifs. 1967 ou la catharsis de nombre d’Allemands de l’Ouest, l’occasion de se décharger de leur culpabilit­é. Grass y voit un nouveau départ pour les relations entre juifs et Allemands.

Le voilà érigé en caution morale de l’Allemagne démocratiq­ue, l’ « écrivain des victimes et des perdants » , souligne l’académie Nobel, qui le récompense en 1999. Grass attendra cependant 2006 et la publicatio­n de « Pelures d’oignon », son autobiogra­phie, pour faire son examen de conscience, tout ce qu’il exigeait des Allemands depuis la fin des années 50. Non, il n’avait pas servi en tant qu’auxiliaire dans la Luftwaffe, comme il le prétendait, mais dans la Waffen SS, le corps le plus meurtrier de la machine de guerre nazie.

Quelques années plus tôt, dans « En crabe », Grass avait initié un mouvement qui depuis submerge l’Allemagne, ses fictions télévisées, nombre de romans et d’essais : la redécouver­te des souffrance­s allemandes pendant la guerre, notamment le sort des réfugiés des provinces perdues de l’Est, jetés sur les routes du terrible hiver 1945, l’Armée rouge à leurs trousses. Grass n’a jamais cessé d’être hanté par le XXe siècle allemand. Toute sa vie aura été empoisonné­e par le nazisme et par la Shoah, d’abord refoulée puis érigée en mythe fondateur négatif de la démocratie allemande.

Depuis une vingtaine d’années, Grass a, je crois, cherché à desserrer l’étau de sa mauvaise conscience en critiquant de plus en plus durement la politique israélienn­e, jusqu’à publier un vilain poème en 2012 où il dénonçait la « puissance atomique » de l’Etat hébreu comme la « plus grande menace à la paix dans le monde » . Ces derniers mois, il pestait contre les « provocatio­ns » de l’Union européenne et de l’Otan vis-à-vis de la Russie de Poutine. Grandiose destin, mais triste fin du praeceptor germaniae

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