Génération pigeon
Comment notre modèle social sacrifie les jeunes
Enquête sur la fabrique des assistés Le « J’accuse » de François Lenglet
PAR FRANÇOIS LENGLET
«Les portes closes et les nuages sombres, c’est notre héritage, notre horizon, le futur et le passé nous encombrent… » Ces quelques mots de JeanJacques Goldman, prêtés aux jeunes dans la dernière chanson des Enfoirés, ont ravivé un conflit sourd qui n’en est pas moins sanglant : la guerre des générations. Pour le pouvoir. Pour l’argent. Pour l’emploi. De façon fort juste, le chanteur préféré des Français oppose les deux discours qui chahutent les repas du dimanche. Pour les uns, tout a été confisqué par les aînés – ces baby-boomers voraces qui, tel un Johnny Hallyday, refusent de quitter la scène, alternant tournées d’adieux et chirurgie esthétique. Pour les autres, au faîte de leur puissance et de leur fortune, les jeunes n’ont qu’à travailler davantage : plus de ténacité et moins de RTT, voilà le viatique que les vieillards adressent aux geignards.
La querelle a toujours existé. Blaise Pascal critiquait déjà, au milieu du XVIIe siècle, les foucades de la jeunesse – il n’était pourtant pas bien vieux, puisqu’il est mort à 39 ans. De plus, l’avantage des tempes grises n’avait jusqu’ici qu’une importance relative, puisque tout le monde était assuré d’en profiter par le seul effet du temps. La jeunesse n’est, par définition, qu’un état transitoire. Qu’on ne profite de l’argent ou du pouvoir qu’avec la maturité n’avait rien de choquant, parce que la marche des horloges vous assurait d’y parvenir. Il suffisait de patienter.
Mais tout cela a changé. En quelques décennies seulement, de façon simultanée dans la plupart des pays développés. Les jeunes générations, nées entre 1980 et 2000, sont prises dans une trappe, alors que leurs prédécesseurs ont profité de planètes bien plus clémentes. Par l’effet des conditions économiques, des bouleversements de la société et de la révolution démographique – l’allongement de la durée de vie en bonne santé. Tabou français. François Hollande avait bien mis les jeunes au coeur de sa campagne présidentielle : « Si je reçois le mandat d’être le prochain président, je ne veux être jugé que sur un seul objectif (...) : est-ce que les jeunes vivront mieux en 2017 qu’en 2012 ? Je demande à être évalué sur ce seul engagement, sur cette seule vérité, sur cette seule promesse (...). Ce n’est pas un engagement à la légère que je prends. C’est pour mobiliser toute la nation par rapport à cet enjeu » , déclarait-il lors du fameux discours du Bourget, le 22 janvier 2012.
Le diagnostic était bon. Mais, après trois ans de mandat, il faut bien reconnaître qu’il n’a pas infléchi la tendance à l’oeuvre depuis une vingtaine d’années. Le président en a pris acte lui-même, le 19 avril, en annonçant de nouvelles mesures pour les jeunes : la prime d’activité étendue aux moins de 25 ans, de façon à conforter les revenus des jeunes qui travaillent, et des aides à l’apprentissage.
De bonnes mesures, qui devraient permettre aux 15-25 ans de mieux profiter de la reprise de l’emploi, lorsqu’elle se produira. Mais qui ne suffiront pas à apaiser la guerre des générations, ce tabou français – la volée de critiques qui s’est abattue sur ce pauvre Goldman signale bien qu’il a touché un nerf. Voici les neuf raisons qui expliquent la défaite des jeunes.
1 Un Etat-providence biaisé
Voilà une vingtaine d’années que le taux de pauvreté des jeunes (revenus inférieurs à 60 % de la médiane française) est plus élevé que celui de toutes les autres classes d’âge, y compris celui des seniors et des personnes très âgées. Cet écart est unique dans l’histoire de nos sociétés. Jusqu’à la fin du XXe siècle, les vieux étaient toujours les plus pauvres, parce qu’ils n’avaient plus d’activité. En 1970, par exemple, le taux de pauvreté des 75-79 ans était trois fois supérieur à celui des 18-24 ans.
L’une des explications tient, bien sûr, à la montée en puissance de l’assurance-retraite. Au moment où celle-ci donnait sa pleine mesure, dans les années 90, la croissance économique a ralenti, pénalisant les classes d’âge les plus fraîches. Un effet de ciseaux qui n’a pas été corrigé, même pas par la réforme des retraites, puisque celle-ci s’est effectuée largement au détriment des futurs seniors, et non de ceux d’aujourd’hui.
Conséquence, les transferts entre générations, effectués silencieusement par notre Etat-providence, se sont déséquilibrés. Les travaux récents de trois économistes français sont édifiants (1) : la contribution annuelle d’un actif français à l’Etat-providence est de moitié supérieure à celle d’un Allemand (13 600 euros annuels, contre 9 100), et nos retraités français bénéficient d’une redistribution supérieure de 2 points de PIB par rapport à leurs homologues outre-Rhin.
Bien sûr, les seniors ne sont pas une catégorie homogène. Il y a aussi nombre de retraités pauvres. Et les plus de 70 ans ont, dans l’ensemble, travaillé bien davantage que les générations actuelles aux
35 heures. Il y a cinquante ans, la « semaine anglaise », clôturée par le week-end intégral de repos, n’était pas si fréquente. Et les conditions de travail des non-qualifiés étaient dures.
D’autre part, le déséquilibre des transferts publics est atténué par des transferts privés. Il n’est pas rare que les seniors aident leurs enfants ou leurs petits-enfants : selon l’Insee, en 2004, dernières données connues, un ménage sur deux aide financièrement ses enfants, principalement pendant les études et lors de leur installation. Ce sont principalement les cadres et les professions intermédiaires qui le font.
2 Un
marché du travail sélectif
Si l’on considère la population des 15-24 ans qui sont entrés dans la vie active, un sur quatre pointe à Pôle emploi, soit plus du double de la moyenne française, toutes générations actives confondues (10,4 %). Et au plus bas du chômage, sur les vingt dernières années, au 2e trimestre 2001, ils étaient encore plus de 15 % à chercher un job, alors que la moyenne nationale était de 7,8 %. Il y a deux explications à cela. Tout d’abord, le marché du travail est cruel avec les faibles. Les jeunes, par définition sans expérience, sont malmenés parce que leur prix relatif est trop élevé. Comme il faut les former, les encadrer, les entreprises peuvent trouver facilement un meilleur rapport qualité-prix sur un marché où la demande de travail excède l’offre.
La seconde raison tient aux règles du marché du travail français. Ceux qui sont en poste, en CDI pour une très forte majorité, bénéficient d’une protection élevée et d’un système prud’homal souvent généreux dans les indemnités de licenciement qu’il acc or d e . Au moins au t a n t qu e l e co û t , c’ e s t l’imprévisibilité des tribunaux qui dissuade les entreprises d’embaucher. Les recruteurs « refacturent » cette incertitude aux nouveaux arrivants, les jeunes, sous la forme de contrats précaires, CDD ou intérim, de façon à limiter leur risque. La quasi-totalité des embauches se fait désormais en contrats de ce type. Plus de la moitié des 15-24 ans au travail sont en CDD, en intérim ou en apprentissage, le reste est en CDI. Alors que 90 % des 24-49 ans sont en contrats à durée indéterminée (2). Le contrat court est devenu la principale voie d’accès à l’emploi.
A dire vrai, les principaux bénéficiaires de ce système ne sont pas les baby-boomers. Car eux aussi, s’ils sont encore au travail, sont discriminés pour les mêmes raisons que les jeunes : leur rapport qualité-prix n’est pas bon, car leur salaire est plus élevé que ceux des quadras, alors que leur productivité n’est pas meilleure. Les entreprises les licencient donc sans ménagement. Le marché du travail français a construit une forte protection pour une seule génération, les 25-50 ans, celle qui élève les enfants, qui est la vraie gagnante, lorsqu’on compare sa situation à celle de ses homologues dans les pays voisins.
3 Un immobilier inaccessible
L’envolée de l’immobilier a accru l’écart de niveau de vie et de richesse entre les générations.
Les baby-boomers ont profité d’un puissant mouvement d’accession à la propriété : la génération née en 1950 a acheté son logement en moyenne à 34 ans, alors que c’était 56 ans pour ceux qui étaient nés en 1910. Outre l’accès au logement, note l’Insee, la qualité des habitations a aussi progressé avec la généralisation des sanitaires (3). A partir de 1950, l’âge moyen de l’accédant à la propriété s’est stabilisé. Et il a même commencé à remonter. Ou, plus précisément, la part des propriétaires a continué à progresser chez les seniors, elle s’est tassée chez les 45-55 ans et s’est effondrée chez les jeunes, en particulier chez les ouvriers et les employés. Elle a toutefois repris au début des années 2000 grâce à la baisse des taux d’intérêt, un facteur clé pour les jeunes, pour lesquels la part de l’endettement est importante dans une acquisition.
C’est, bien sûr, le prix de l’immobilier qui est en
cause. Depuis 1996, le prix des logements anciens en France métropolitaine a progressé de 147 % (et de 223 % à Paris), alors que, sur la même période, le revenu moyen par ménage est passé de 32 000 à 37 000 euros par an, soit une augmentation de 15,6 % seulement. Ceux qui étaient déjà propriétaires avant la grande hausse – en majorité les plus de 50 ans – ont vu leur patrimoine progresser, alors que les autres sont restés à la porte. L’envolée de l’immobilier a accru l’écart de niveau de vie et de richesse entre les générations.
4 Un
écosystème favorable aux possédants
Dans la conduite des politiques économiques, l’inflation est un curseur qui permet de répartir la richesse entre les générations. Une forte inflation érode le capital et atténue le coût de l’endettement. En clair, elle pénalise les rentiers et les détenteurs de capital, en majorité les plus de 50 ans, et avantage ceux qui constituent leur patrimoine par endettement, les jeunes – pourvu que, comme dans les années 70, les salaires suivent la hausse des prix. Une inflation basse produit exactement l’effet inverse. La grande rupture mondiale du début des années 1980, qui a vu les prix se stabiliser dans la quasi-totalité des pays, a donc provoqué une redistribution significative en faveur des possédants. Rupture consolidée par le choix de réaliser l’union monétaire européenne et de rendre les banques centrales indépendantes, pour qu’elles soient plus efficaces dans la lutte contre l’inflation. De 1970 à 1980, les prix avaient augmenté chez nous de 156 %. Sur les dix dernières années, ils n’ont progressé que de 15,7 %. Dix fois moins.
Alors même que l’inflation chutait, la plupart des pays, et la France en particulier, se sont lancés dans l’endettement public massif, une autre forme de transfert. Notre Etat-providence, on l’a vu, oriente la redistribution davantage vers les seniors, alors que ses dépenses sont largement financées par le déficit, c’est-à-dire par les actifs de demain, ou les jeunes d’aujourd’hui… En 1980, la dette publique française ne comptait que pour 21 % du PIB ; elle approche 100 % aujourd’hui.
Les générations nées dans l’après-guerre sont donc entrées sur le marché du travail au moment du plein-emploi, elles ont pu se constituer un patrimoine immobilier en remboursant leurs crédits en monnaie de singe, grâce à la hausse des prix des années 70. Et, arrivées à l’âge de la maturité, elles profitent d’une rémunération du capital bien plus élevée que leurs aînés grâce à la disparition de l’inflation… Et d’un Etat-providence qui est au zénith. Sur ces soixante ans, la conjoncture macroéconomique a beaucoup changé, mais toujours de façon favorable pour les baby-boomers ! Au détriment des suivants.
5 Un désengagement politique
Si les politiques publiques et les réglages de la conjoncture sont aussi défavorables aux jeunes, c’est qu’ils ne pèsent guère sur les décisions
politiques. D’abord parce qu’ils sont, proportionnellement, moins nombreux. Et qu’ils le seront de moins en moins, à cause de l’allongement de la durée de la vie, qui fait vieillir nos pays. Ensuite parce qu’ils votent moins que leurs aînés. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, l’abstention a été de 20,5 %, mais de 27 % chez les 18-24 ans, avec des chiffres très proches jusqu’à 45 ans. Au-delà de cet âge, l’abstention chute fortement, pour s’établir à 14 % seulement chez les 60 ans et plus.
Ces deux phénomènes ont rendu le vote des seniors crucial dans nos démocraties. Pour être élu, il faut d’abord leur plaire. Un « candidat des jeunes » n’aurait guère de chances, pas plus qu’une politique pour les jeunes si elle est financée par des transferts au détriment des seniors. Et cela dans tous les pays vieillissants, qui connaissent la même évolution. David Cameron, le Premier ministre britannique bientôt candidat à sa réélection, multiplie ainsi les promesses pour séduire l’électorat âgé, alors qu’il a amputé les prestations sociales de 10 milliards d’euros pour les actifs et augmenté d’autant celles des retraités.
6 L’héritage
passe des très vieux…
aux vieux
Autre conséquence de l’allongement de la durée de la vie, on hérite de plus en plus tard. Et les jeunes se trouvent privés d’un bénéfice financier qui avait bien souvent aidé leurs parents ou leurs grandsparents au même âge. Les quelque 340 000 successions taxées (supérieures à 50 000 euros) en 2006 ont pesé environ 60 milliards d’euros avant impôt, selon le ministère des Finances (4). Ces montants viennent abonder d’abord le patrimoine des seniors : 78 % des héritiers ont plus de 50 ans et 30 % plus de 70 ans… Au total, 54 % des héritiers sont des retraités. Les donations bénéficient en moyenne davantage aux jeunes, puisque 50 % de ceux qui en reçoivent ont moins de 50 ans. Et elles proviennent en très large majorité de seniors qui avaient donné, toujours en 2006, 40 milliards d’euros avant impôt.
7 L’explosion des familles
Si les jeunes sont en difficulté, ce n’est pas seulement à cause des choix de politique économique et des évolutions biologiques comme l’allongement de la durée de la vie. Il y a aussi les changements sociologiques touchant au mode de vie, et en particulier à la famille. Dans un livre magistral publié à la mi-mars, « Our Kids. The American Dream in Crisis » (5), le sociologue américain Robert Putnam revient sur les lieux de son enfance, à Port Clinton, dans l’Ohio, pour tenter d’expliquer la progression des inégalités qui frappent les jeunes. Il raconte la société qu’il a connue dans les années 50. La mixité sociale faisait que les enfants de milieux différents jouaient ensemble, vivaient ensemble, allaient à la même école, tombaient amoureux les uns des autres. L’ascension sociale de ses camarades était d’un niveau sensiblement supérieur à celui de leurs parents. Rien de comparable, écrit-il, avec la ségrégation qui prévaut aujourd’hui, matérialisée par une frontière invisible et pourtant impossible à franchir entre les quartiers huppés de Port Clinton, soufflés par la hausse de l’immobilier, et les districts où prévalent
chômage, drogue et violence, avec l’un des taux de criminalité les plus élevés du pays.
Que s’est-il passé, s’interroge Putnam, pour que le rêve américain soit ainsi dénaturé ? Parmi les différentes causes qu’il explore, il en est une essentielle selon lui : l’érosion spectaculaire de la famille traditionnelle depuis 1970. La quasi-totalité des baby-boomers avaient été élevés par leurs deux parents biologiques, ce qui, dit le sociologue, avait donné un cadre stable à leur enfance, tant sur le plan psychologique que financier. Ce n’est pas le cas pour leurs successeurs, qui se divisent en deux camps : le tiers le plus fortuné, où la famille a non seulement résisté, mais s’est renforcée, tout comme le mariage. Et les deux tiers restants, où elle s’est au contraire désarticulée, le nombre d’enfants vivant avec une mère célibataire progressant à mesure que le niveau social baisse. Dans le premier tiers, les enfants sont le résultat d’un projet délibéré et bénéficient d’un investissement considérable aux plans affectif et financier, qui leur donne les meilleures chances. Ce n’est pas le cas dans les deux tiers restants, ce qui explique souvent, dit-il, l’échec scolaire et la dégringolade sociale.
En 1960, seulement 6 % des enfants américains vivaient avec un seul de leurs parents. Aujourd’hui, la moitié d’entre eux passeront par une telle période avant leurs 18 ans. Tout est corrélé, selon Putnam, qui va jusqu’à faire de la fréquence des « vrais »
repas familiaux, pris assis autour d’une table, un indicateur d’investissement au bénéfice des enfants, augmentant la probabilité de leur réussite. Entre 1983 et 2007, les dépenses par enfant ont augmenté de 75 % dans les 10 % de foyers les plus aisés, alors qu’elles ont baissé de 22 % dans le dixième le plus démuni.
Il s’agit d’évolutions et de chiffres américains, mais il y a toutes les chances que la tendance soit voisine chez nous. Si Putnam a raison, la guerre des générations dissimule une autre inégalité, sociale celle-là, entre des jeunes de mieux en mieux équipés, minoritaires, et la masse livrée à elle-même.
8 La
fin des Cendrillon
Au temps où les classes sociales étaient davantage mélangées, le mariage a été un ascenseur social efficace pour les jeunes. Certes, il y a toujours eu de fortes préventions dans les milieux aisés face à la mésalliance de l’héritier qui s’est amouraché d’une Cendrillon. Mais au moins y avait-il des occasions de rencontre, et donc de promotion sociale pour les jeunes. C’est fini. Une étude montre bien que les mariages se nouent désormais au sein d’un même milieu et non plus en dehors (6). Pour le prouver, les chercheurs ont « déconstruit » tous les mariages contractés aux Etats-Unis en 2005. Ils ont ensuite associé hommes et femmes de façon aléatoire, et non plus à partir de choix personnels comme dans la réalité. Après l’opération, les inégalités économiques aux Etats-Unis (mesurées avec le coefficient de Gini) avaient chuté de 25 %.
Mais le plus troublant n’est pas là. Nos chercheurs ont fait exactement la même expérience sur l’année 1960 : mariage aléatoire, et comparaison des patrimoines avant et après. Et le coefficient de Gini n’a quasi pas bougé… La société de 1960 mariait les jeunes à peu près sans biais, alors que celle de 2005 est beaucoup plus sélective.
Pourquoi les chemins de la haute ville se sontils ainsi fermés en un demi-siècle ? L’explication la plus vraisemblable est la forte augmentation du
Cette inégalité nouvelle provient de la réduction d’une autre différence, entre les hommes et les femmes.
travail féminin sur la période et celle des jeunes femmes poursuivant des études supérieures. Il y a cinquante ans, c’est l’homme qui devait faire vivre sa famille dans la majorité des cas. Le niveau d’études n’entrait donc guère dans les critères de sélection de sa partenaire.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui, où les perspectives professionnelles des hommes et des femmes sont très voisines. L’homme pratique désormais aussi une sélection sociale, économique ou culturelle. Sans oublier qu’aujourd’hui l’on rencontre son partenaire lors des études supérieures plus fréquemment que lorsque les femmes étaient rares dans les universités.
Nous vivons sous le règne cruel de l’appariement sélectif, selon les termes de l’économiste américain Gary Becker. Le paradoxe, c’est que cette inégalité nouvelle entre les jeunes – inégalité d’airain, car elle détermine leur démarrage dans la vie, et donc le revenu de toute leur existence – provient de la réduction d’une autre différence, entre les hommes et les femmes.
9 La paix
Cette idée va vous heurter, cher lecteur, elle est pourtant difficilement contestable : l’ascenseur social fonctionne mieux durant les guerres, ou juste après, que pendant les longues périodes de paix, comme aujourd’hui. D’abord parce qu’un conflit militaire détruit du capital. Le capital immobilier, bien sûr, financier également, puisque les transactions s’interrompent. Il réduit donc les inégalités entre les possédants et les autres, et donc aussi entre les générations. Ensuite, parce qu’il bouleverse la hiérarchie sociale de façon encore plus
efficace qu’une révolution politique. Le courage physique, la détermination, la chance comptent bien davantage que dans une société paisible.
Après la Seconde Guerre mondiale, une bonne partie de l’élite française a été recrutée dans les rangs de la Résistance. Ces jeunes politiques ou hauts fonctionnaires qui ont reconstruit le pays auraient-ils eu le même destin sans les circonstances exceptionnelles et tragiques qu’ils ont su traverser et dominer grâce à leurs qualités ? Après la Première Guerre, la saignée avait été telle, chez les combattants français, qu’il y avait pénurie de jeunes hommes. Les mariages des années 20 ont donc permis à bon nombre de survivants d’épouser « au-dessus de leur condition ». La nécessité a forcé la loi sociale.
A l’inverse, plus la paix dure, plus les inégalités pèsent avec la reproduction des élites, plus les portes se ferment pour les jeunes mal nés. L’Europe connaît ainsi un siècle de paix, entre Waterloo et 1914 (à l’exception de la courte guerre de 1870 entre la France et l’Allemagne), qui débouche sur l’une des périodes les plus inégalitaires de l’Histoire. C’est alors que l’un des personnages de Balzac, le sinistre Vautrin, conseille à l’ambitieux Rastignac les deux seules méthodes pour réussir à l’époque, coucher ou tuer (7).
Si la paix, malgré les immenses dividendes qu’elle offre à nos sociétés, ralentit l’ascenseur social, comment alors expliquer les Trente Glorieuses, où elle n’a pas empêché prospérité, plein-emploi et avancées sociales ? Probablement par le caractère inhabituellement fort de la croissance à l’époque. Il a bien fallu reconstruire l’économie du continent après les guerres et les crises. Et par la mise en place de l’Etat-providence moderne.
Peut-être notre perception des inégalités s’explique-t-elle par cette référence biaisée, une double exception historique, la succession des Trente Désastreuses et des Trente Glorieuses, où les jeunes n’ont jamais eu autant de chances (au moins ceux qui ont survécu aux deux conflits). Une anomalie, une parenthèse, donnant naissance à une génération bénie par les astres, les baby-boomers. Dans cette hypothèse, nous serions revenus aujourd’hui à une situation « normale ». Le monde de Balzac, celui du XIXe siècle § (1) « Rajeunissement et vieillissement de la France », de Jean-Hervé Lorenzi, Jacques Pelletan et Alain Villemeur (Descartes et Cie, 2012).
(2) Dares Analyses, juillet 2014 - n° 56. (3) « Les inégalités entre les générations depuis le baby-boom », de Marie-Emilie Clerc et al. (Insee). (4) « Héritage, donations et aides aux ascendants et descendants », de Bertrand Garbinti et al. (Insee).
(5) Simon Schuster, New York, mars 2015. (6) « Marry Your Like, Assortative Mating and Income Inequality », NBER Working Paper Series, Greenwood and al., janvier 2014. (7) « Le père Goriot », cité par Thomas Piketty dans « Le capital au XXIe siècle ».