Le Point

Pascal Bruckner : « Un totalitari­sme mou »

Selon le philosophe, un Etat moralisate­ur se développe en France. Son but : nous protéger de nous-mêmes.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN LE FOL

Le Point : On a le sentiment que moins l’Etat a d’emprise sur l’économie et le social, plus il est enclin à contrôler le comporteme­nt des citoyens, à vouloir faire leur bien. L’Etat providence se transforme­rait-il en Etat nounou ? Pascal Bruckner :

C’est le paradoxe de l’individual­isme libéral déjà perçu par Tocquevill­e dans « De la démocratie en Amérique » : l’individual­isme implique le rôle prépondéra­nt de l’Etat qui protège, conseille, surveille. C’est encore plus vrai dans une société centralisé­e comme la France, dont les corps intermédia­ires ont disparu à la Révolution : nos libertés dépendent de la puissance publique, à la fois bienveilla­nte et vigilante. A l’Etat régulateur s’ajoute l’Etat prêcheur, l’Etat moralisate­ur. Il nous sermonne pour nous maintenir dans le droit chemin, s’adresse à chacun d’entre nous dans son for intérieur. Il sait mieux que nous ce qui est bon pour nous et veut donc, en même temps, nous protéger de nous-mêmes. Extension du principe de précaution, qui visait jusqu’à présent à nous prémunir des risques écologique­s.

Serions-nous complices de cette intrusion de l’Etat dans notre vie ?

Nous sommes passés d’une société de la culpabilit­é, où les désirs des individus se heurtaient à la loi, à une société de l’anxiété, après les années 60. Notre liberté nouvelleme­nt acquise nous séduit autant qu’elle nous affole. Sommes-nous vraiment à la hauteur de ce cadeau à la fois merveilleu­x et terrifiant ? Ne sachant qu’en faire, nous cherchons un nouveau tuteur moral, de nouveaux dogmes pour y accorder nos vies. L’Etat bienveilla­nt s’engouffre dans cette brèche. Il a remplacé le curé et les autorités morales des Eglises et des partis. L’Etat prêcheur est né avec le vichysme, qui voulait redresser la France, coupable d’avoir trop joui et d’avoir préparé la défaite. Les Français devaient se repentir et se préparer à la régénérati­on morale sous la houlette de l’occupant. Il réapparaît avec Mitterrand et connaît son apogée sous Jacques Chirac et ses lois mémorielle­s. Se développe alors un double discours : culpabilis­ateur, en jouant sur notre mauvaise conscience coloniale, et harmonisat­eur, où l’on nous enjoint de nous aimer les uns les autres et surtout les nouveaux venus, les immigrés, qui intègrent la communauté nationale. L’Etat se pose en puissance paternelle soucieuse de maintenir la concorde entre ses nombreux enfants.

Est-ce cet esprit qui transparaî­t dans la réforme

de l’enseigneme­nt de l’Histoire ?

L’enseigneme­nt de l’Histoire devrait éviter le double piège du présentism­e et de la moralisati­on. Tout axer sur les problèmes actuels du « vivre ensemble », mettre de côté les périodes qui fâchent, les Lumières, par exemple, et leur esprit critique de la religion, comme le propose la réforme, minimiser la chrétienté médiévale pour insister sur l’islam, au nom d’une illusoire concorde entre élèves, c’est appliquer à l’institutio­n scolaire un baume inutile. L’école n’est pas un calmant pour apaiser les tensions intercommu­nautaires, elle a pour mission essentiell­e d’apprendre le passé dans toute sa richesse, elle est une école de la complexité. A cet égard, je jugerais indispensa­ble d’enseigner le « Traité sur la tolérance » de Voltaire à tous les enfants dès le primaire : chacun peut adorer le Dieu qu’il souhaite pourvu qu’il n’égorge pas son voisin qui suit d’autres croyances et doit rester libre de croire ou de ne pas croire. Il serait utile également d’apprendre à nos chers petits que le délit de blasphème a été aboli en France en 1792. Enfin, la tentation est forte de ne montrer l’histoire de notre pays que sous l’angle de ses crimes – colonialis­me, esclavagis­me, impérialis­me – et de la renvoyer aux ténèbres de la barbarie. Là encore, le présent se pose en juge du passé, il s’érige en tribunal qui distribue ses bons et ses mauvais points. On est sortis du roman national mais pour entrer dans le roman moral qui condamne, exécute, ridiculise du haut d’une prétendue sagesse

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