Le paternalisme « bienveillant »
Venu des Etats-Unis, le « nudge » prône un pouvoir « ami » et non plus « nounou ».
L’Etat doit-il nous protéger de nousmêmes ? A l’évocation de cette question resurgissent immédiatement les thèmes de l’alcool, de la ceinture de sécurité, des retraites obligatoires, des limitations de vitesse, des fruits et légumes à manger tous les jours. Les pouvoirs publics peuvent interdire, subventionner, taxer. Mais il existe une troisième voie : celle du nudge, ces petites incitations qui aident à prendre les bonnes décisions.
Entre les tenants d’un Etat intrusif, au risque d’affaiblir les libertés individuelles, et ceux du laisser-faire, au risque d’affaiblir l’existence collective, il existe une autre option. Celle d’un Etat qui incite plus qu’il n’impose, qui oriente plus qu’il n’interdit. Les tenants du « paternalisme libertaire », une approche nourrie de psychologie et d’économie comportementales, ne passent pas par la contrainte. Ils ne prescrivent pas. Ils suscitent. Pourquoi libertaire (ou bienveillant) ? Parce que cette approche laisse le choix aux individus. Pourquoi parler de paternalisme ? Parce que les partisans de cette théorie estiment qu’il est légitime d’influencer les comportements individuels afin de rendre la vie des gens « meilleure, plus longue et plus saine ». Cet objectif ambitieux est le sous-titre de l’ouvrage le plus célèbre de cette école, « Nudge », publié en 2009, cosigné par l’économiste Richard Thaler (qui conseillera le Premier ministre David Cameron) et le juriste Cass Sustein (qui conseillera Barack Obama). Nudge signifie un coup de coude, un coup de pouce amical. L’ouvrage mixe analyses économiques et juridiques avec l’apport des sciences cognitives. Les Américains Thaler et Sustein proposent surtout une ligne d’action afin d’aider les gens à effectuer des choix complexes et/ou coûteux (investissement dans un fonds de pension, réponse exaspérée puis regrettée aux courriers électroniques, mariage). Leur démarche – provenant d’observations au long cours et des enseignements tirés des études les plus sérieuses de la psychologie sociale – consiste à préserver la liberté de choisir tout en incitant à prendre des décisions positives.
L’idée générale : ne pas forcer les préférences des individus libres, mais agir à l’encontre des « failles de leur raisonnement », accompagner leur action à travers les moyens qu’ils peuvent mettre au service d’une fin, sans changer leurs objectifs. Les pouvoirs publics doivent organiser « l’architecture des choix », sans limiter l’éventail de possibilités, mais en rendant plus coûteux les mauvais. L’individu reste décideur,
Le « nudge » en huit leçons
Une mouche noire dessinée au fond des urinoirs encourage les hommes à mieux viser et améliore la propreté des toilettes.
L’option recto-verso programmée par défaut sur les imprimantes permet d’économiser des tonnes de papier.
L’intégration, dans les paquets, d’une chips de couleur entre les chips classiques diminue la consommation.
Inscrire les salariés américains automatiquement dans des plans facultatifs de retraite, avec clause de désengagement, augmente significativement l’épargne.
L’insertion de silhouettes sur les bords de mais orienté dans son choix. De multiples expériences ont été développées dans les domaines les plus divers de la sphère publique : optimisation fiscale, lutte contre les addictions, sécurité routière…
Une orientation forte est de privilégier, par défaut, la participation (pour le don d’organes comme pour la cotisation à des plans de retraite). Si un individu ne veut pas s’engager, c’est à lui de le signaler. Ici, ni restriction de liberté ni effets antiredistributifs d’incitation fiscale qui profitent d’abord aux aisés. Un autre exemple détonnant, proposé par un tenant britannique du nudge, l’économiste Julian Le Grand : la mise en place d’un « permis de fumer » (permis annuel pour acheter du tabac). Avantage principal ? Amener chacun à réfléchir, évaluer, choisir. Aider la personne à décider – les fumeurs, par exemple, dont 70 % disent vouloir arrêter. Sans contraindre, car le but est d’aider les gens à s’aider eux-mêmes.
Cette méthode, appuyée sur des expérimentations et évaluations concrètes, n’est pas une idéologie. Elle montre que l’action publique peut humainement se situer entre l’ultra-interventionnisme et l’ultralibéralisme. Les plus libéraux peuvent toutefois y déceler une manière de déguiser le dirigisme. Mais ils conviendront que mieux vaut le nudging que le nursing. L’Etat, comme le souligne Julian Le Grand, ne doit pas être une nounou aux instructions et punitions infantilisantes, mais un ami soucieux d’aider
Sociologue. Dernier ouvrage : « Les classes moyennes » (Que sais-je ?, PUF). route améliore la sécurité routière.
Indiquer, sur les factures, la consommation de ménages de la même catégorie conduit à des diminutions de dépenses énergétiques.
Faire du don d’organes la stratégie par défaut, avec des démarches à faire dans le seul cas où l’on veut s’y opposer, fait passer de 20 % à 80 % la proportion de donneurs d’organes.
Afficher une note sur la porte des maisons informant du nombre de voisins participant au recyclage des ordures en augmente de 20 % le taux.