Dans « Numéro zéro » (Grasset), roman burlesque et incisif, Umberto Eco prend le pouls de la presse. Son diagnostic est sans appel. Entretien.
) La presse est malade depuis les années 90. 2) Elle est condamnée à se shooter au sensationnel pour survivre encore un peu. 3) Les lecteurs se sont volatilisés parce qu’ils savent déjà tout, mais aussi parce qu’ils sont persuadés qu’on leur raconte n’importe quoi pour leur cacher l’essentiel. N’en jetez plus ! Umberto Eco, romancier et sémiologue, défouraille comme jamais dans son nouveau roman, deux cents pages farcesques et sérieuses, satiriques et tragiques, parfois exagérées jusqu’au grotesque ( « hénaurme » , aurait dit Flaubert), mais non sans rouerie, apocalyptiques certainement, et visionnaires on n’espère vraiment pas… Car c’est toute la presse qui y est dépecée vive, tournoyant suspendue au croc de boucher luisant du Dottore, mais aussi les « lecteurs » de ladite presse, les spectateurs de la télévision, le monde politique, celui des affaires, et l’Italie en voie de tiers-mondisation, corrompue qu’elle est jusqu’à la moelle. Le tout sans qu’on sache exactement sur quel pied danser, tant le romancier se gondole en écorchant la bête, derme après épiderme, nerf après nerf, en fines lamelles.
« Numéro zéro » annonce la couleur dès son titre. Un numéro zéro, c’est le numéro test d’un nouveau journal précédant le lancement du premier vrai numéro. Mais c’est aussi une façon pour le romancier de qualifier la nullité des journalistes qui peuplent son roman, vautrés dans le complotisme, la vulgarité et l’inculture. On se rassurera en se disant que, pour les besoins de son intrigue, Eco s’est transporté dans les années 90 et que tout a forcément changé avec l’avènement d’Internet et de la presse digitale. Ou pas… Car « Numéro zéro » tresse deux histoires : primo, la création d’un quotidien financé par un capitaine d’industrie spécialisé dans les chaînes de télévision trash et la gestion de maisons de retraite – dans lequel on reconnaît Berlusconi –, qui a décidé d’intimider la classe politique en lui montrant ce qu’il pourrait révéler via un journal. Deuzio : l’histoire d’un des journalistes recrutés pour la réalisation de ce quotidien, qui pense que Mussolini n’est pas mort en 1945, mais que c’est son sosie qui a été fusillé et dont le corps a été lynché sur la Piazzale Loreto, à Milan. La CIA et le Vatican l’auraient exfiltré vers l’Argentine, d’où il devait se tenir prêt à revenir au cas où l’Europe serait menacée de basculer dans le communisme… Un complotiste accompli, solitaire et nécrophile que ce Braggadocio qui, avec ses théories abracadabrantesques, saoule quotidiennement le narrateur de cette histoire jusqu’à ce que… Chut ! On pourrait nous entendre et on ne le voudrait pas, tant ce diable d’Eco, déroulant l’histoire de l’Italie des années 50 à 90, de l’opération Gladio aux Brigades rouges, d’Andreotti à la loge P2 et aux conspirations vaticanes, finit par nous convaincre, BBC à l’appui, que tout n’était peut-être pas faux dans les élucubrations de Braggadocio… Quoi ! les complotistes auraient raison ? On se pince !
Burlesque et acide, ce court livre (pour un Eco) dont on ne sait pas, à mesure qu’on en tourne les pages, s’il nous vaccine à vie contre la paranoïa ou s’il nous invite à en humer de temps en temps, pour notre salut, le romanesque parfum, laisse le lecteur sonné : Eco est-il en train de se payer notre tête ou de nous donner de grands coups de pied aux fesses ? En Italie, « Numéro zéro » a ouvert les vannes des débats sur la presse, rivalisant pour la première place des meilleures ventes avec « Sottomissione » , d’un certain Michel Houellebecq. Même capacité, chez les deux auteurs, à ne donner aucune prise à l’interprétation, à manier une ironie glissante, à ne jamais sortir de l’ambiguïté, car ils savent qu’on ne le fait qu’à son détriment… Alors, tout est-il pourri au royaume de l’information ? On a demandé au docteur une consultation…
Le Point : « Numéro zéro » offre une vision très sombre du monde européen contemporain. Qu’est-ce qui vous inquiète au juste ? Umberto Eco :
Oh, je ne m’inquiète pas pour moi ! J’ai 83 ans, je peux abandonner ce monde, mais je suis inquiet pour mes petits-fils. Le monde dans lequel ils vont vivre est investi par le terrorisme, ce qui fait qu’on vivra dans l’intranquillité permanente, mais c’est aussi un monde qui sera sans mémoire. Cette nouvelle génération qui vit sur Internet ne connaît que le présent et est difficilement capable de savoir ce qui s’est passé avant sa naissance…
C’est l’inculture croissante qui vous angoisse ?
L’inculture n’est qu’une conséquence de ce phénomène qu’on pourrait appeler l’« aplatissement du présent ». Un jeune homme lambda qui se rend sur Internet peut être mis en contact avec des pans entiers du passé, mais il n’est plus capable de décoder toute cette information. Or il est important de connaître les erreurs commises dans le passé pour construire notre présent. Si Hitler avait mieux 1980 « Le nom de la rose » (Grasset, 1982). Coup d’essai, coup de maître : traduit en 26 langues, 17 millions d’exemplaires vendus, adaptation au cinéma par JeanJacques Annaud. Prix Strega 1981, le Goncourt italien. Prix Médicis étranger. 1988 « Le pendule de Foucault » (Grasset, 1990). 1994 « L’île du jour d’avant » (Grasset, 1996). 2000 « Baudolino » (Grasset, 2002). Prix Méditerranée étranger. 2004 « La mystérieuse flamme de la reine Loana » (Grasset, 2005). 2010 « Le cimetière de Prague » (Grasset, 2011).