Le Point

Les leçons d’Aravni

- PAR JEAN-PAUL ENTHOVEN

P our

les Arméniens et pour ceux qui, ces jours-ci, se sentent arméniens de coeur – comme, hier, ils se sentaient Charlie, ou juifs allemands avant-hier –, il y a deux façons de célébrer un peuple dont le martyre est encore privé de nom par ses bourreaux : d’un côté, l’Histoire majuscule, le devoir de mémoire, l’exhumation d’archives incontesta­bles et fatales aux ennemis de la vérité ; de l’autre, l’épopée singulière, les mélodies, la résurrecti­on d’un lignage singulier, le roman d’une famille… Là, le travelling ample et les spécialist­es du collectif ; ici, le murmure, le témoignage d’un parent et le zoom sur un visage, une voix, une recette de cuisine, un parfum. C’est ce second chemin que Valérie Toranian avait, semble-t-il, besoin de suivre. D’ailleurs, avait-elle le choix ?

Sur le fond, je ne le crois pas. Surtout depuis que, grâce à elle, je connais mieux cette Aravni, sa merveilleu­se grandmère, dont elle a fait l’héroïne d’un récit puissant et vrai. Car l’aventure d’Aravni, quoique commune à tous les rescapés du génocide de 1915, reste à peine croyable : déportée par des Turcs pris de folie, jetée dans des convois d’agonisants, meurtrie sous la férule de t ueurs qui, pour s e di vert i r, jouaient avec les foetus de femmes éventrées ou clouaient des fers à cheval aux pieds des hommes, cette grand-mère courage a tout vu, tout souffert. Pudique, elle parle à peine à sa petite-fille, et il faut lui arracher le récit de son errance, d’Amassia à Alep puis à Marseille, le miracle de sa survie, sa foi dans le pays qui lui a permis de renaître.

Mais cette Aravni n’est pas la seule « étrangère » de ce livre : il faut y ajouter Valérie elle-même, personnage du livre, qui s’est construite, et inventée, contre – et tout contre – cette aïeule poétique dont elle boit les souvenirs et dont les leçons de dignité ont guidé sa propre vie. Qui est-elle, au juste, cette Valérie ? Une Française ? Une encore Arménienne aux cheveux bouclés et prénommée Astrig ? L’héritière d’un drame ou la résiliente qui parie sur un avenir repeint à neuf ? Dans sa tête, tout flotte et se recompose comme dans un torrent aux eaux mêlées. Et ce torrent, finalement, n’est-ce pas la plus noble métaphore de la France elle-même ? Notons au passage que l’ex-directrice de la bible des femmes modernes (Elle) a eu la bonne idée de s’emparer du destin d’une femme d’autrefois pour dire ses fidélités fondamenta­les, son désir de liberté et pour se recentrer sur son identité bigarrée. Voilà qui ne manque pas d’intérêt à l’heure où chacun est tristement prié de choisir entre un ici et un ailleurs. Entre son origine et son destin « L’étrangère », de Valérie Toranian (Flammarion, 238 p., 19 €).

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Valérie Toranian
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