Les leçons d’Aravni
P our
les Arméniens et pour ceux qui, ces jours-ci, se sentent arméniens de coeur – comme, hier, ils se sentaient Charlie, ou juifs allemands avant-hier –, il y a deux façons de célébrer un peuple dont le martyre est encore privé de nom par ses bourreaux : d’un côté, l’Histoire majuscule, le devoir de mémoire, l’exhumation d’archives incontestables et fatales aux ennemis de la vérité ; de l’autre, l’épopée singulière, les mélodies, la résurrection d’un lignage singulier, le roman d’une famille… Là, le travelling ample et les spécialistes du collectif ; ici, le murmure, le témoignage d’un parent et le zoom sur un visage, une voix, une recette de cuisine, un parfum. C’est ce second chemin que Valérie Toranian avait, semble-t-il, besoin de suivre. D’ailleurs, avait-elle le choix ?
Sur le fond, je ne le crois pas. Surtout depuis que, grâce à elle, je connais mieux cette Aravni, sa merveilleuse grandmère, dont elle a fait l’héroïne d’un récit puissant et vrai. Car l’aventure d’Aravni, quoique commune à tous les rescapés du génocide de 1915, reste à peine croyable : déportée par des Turcs pris de folie, jetée dans des convois d’agonisants, meurtrie sous la férule de t ueurs qui, pour s e di vert i r, jouaient avec les foetus de femmes éventrées ou clouaient des fers à cheval aux pieds des hommes, cette grand-mère courage a tout vu, tout souffert. Pudique, elle parle à peine à sa petite-fille, et il faut lui arracher le récit de son errance, d’Amassia à Alep puis à Marseille, le miracle de sa survie, sa foi dans le pays qui lui a permis de renaître.
Mais cette Aravni n’est pas la seule « étrangère » de ce livre : il faut y ajouter Valérie elle-même, personnage du livre, qui s’est construite, et inventée, contre – et tout contre – cette aïeule poétique dont elle boit les souvenirs et dont les leçons de dignité ont guidé sa propre vie. Qui est-elle, au juste, cette Valérie ? Une Française ? Une encore Arménienne aux cheveux bouclés et prénommée Astrig ? L’héritière d’un drame ou la résiliente qui parie sur un avenir repeint à neuf ? Dans sa tête, tout flotte et se recompose comme dans un torrent aux eaux mêlées. Et ce torrent, finalement, n’est-ce pas la plus noble métaphore de la France elle-même ? Notons au passage que l’ex-directrice de la bible des femmes modernes (Elle) a eu la bonne idée de s’emparer du destin d’une femme d’autrefois pour dire ses fidélités fondamentales, son désir de liberté et pour se recentrer sur son identité bigarrée. Voilà qui ne manque pas d’intérêt à l’heure où chacun est tristement prié de choisir entre un ici et un ailleurs. Entre son origine et son destin « L’étrangère », de Valérie Toranian (Flammarion, 238 p., 19 €).