Pierre-André Taguieff : ce que le gau
DLe très prolifique sociologue publie deux livres, l’un sur le populisme en Europe, l’autre sur la judéophobie. ans « La revanche du nationalisme » (PUF), Pierre-André Taguieff analyse la montée du besoin identitaire en Europe. Dans « Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe » (CNRS Editions), il décrit les métamorphoses du vieil antisémitisme. Dans les deux cas, un même diagnostic : nos intellectuels ont un train de retard sur l’événement. Ils refusent d’appeler par leur nom les réalités qui ne cadrent pas avec les partis pris du milieu.
Le Point : La stigmatisation du Front national, pourtant générale chez les intellectuels et dans les médias, semble sans effet sur le comportement des électeurs. Iriez-vous jusqu’à dire que ces postures « antifascistes » font le jeu de Marine Le Pen ? Pierre-André Taguieff :
« Faire le jeu » de Marine Le Pen ? Qui ne le fait pas ! Je dirai plutôt qu’aujourd’hui l’effet de ces postures, souvent comiques à force d’être surjouées, est nul. Les néo-antifascistes n’ont pas compris qu’on avait changé d’époque. Naguère, ils s’imaginaient pouvoir disqualifier le FN, au point de le priver d’un espace politique, en le nazifiant ou en le fascisant. On disait aussi du parti lepéniste, avec dégoût, crainte ou tremblement, qu’il était issu du poujadisme ou de l’OAS. Quoi de plus répulsif ? Or c’est la diabolisation et la condamnation morale qui ont permis au contraire au Front national de s’imposer sur la scène politique, entre 1983 et la fin des années 90. Par des provocations répétées, Jean-Marie Le Pen a cherché à se distinguer des acteurs politiques du « système », afin d’incarner une figure de « résistant » au « mondialisme » ou à l’européisme. Il a sciemment provoqué le vacarme médiatique, plaçant son propre personnage et, partant, le FN, au centre du débat politique français. Mais, depuis quelques années, la normalisation du parti lepéniste implique logiquement l’abandon de cette stratégie d’autodiabolisation, devenue contre-productive. L’installation du parti sur le territoire national change la donne. La nouvelle direction du FN refuse de jouer à ce jeu dangereux, qui la priverait d’un avenir politique. Mais, sourds et aveugles, nos néo-antifascistes tiennent le même discours figé à base d’indignation et de dénonciation.
Pourquoi est-il apparu, dans nos pays européens, ce que vous appelez une « insécurisation identitaire » ? Comment se manifeste-t-elle ? Quels sont ses liens avec la vague nationaliste que vous analysez ?
Tandis que s’approfondissait la construction européenne, elle engendrait des réactions de rejet, mal perçues. Longtemps comprises comme motivées par des préoccupations démocratiques ou de simples fantasmes, ces critiques expriment, d’après moi, des sentiments et des passions nationalistes . Ces réactions d’inquiétude ne se réduisent pas aux effets de la dégradation des conditions socio-économiques : la vague nationaliste touche autant les pays appauvris par la crise que ceux qui s’en sortent plutôt bien. Nous sommes aveuglés par les poncifs d’une sociologie politique marxisante qui explique tout par la crise économique et le niveau du chômage, en y ajoutant la pseudo-explication la plus durable : le modèle du bouc émissaire (les immigrés accusés à tort par les citoyens « de souche » d’être responsables de leurs malheurs).
Du nationalisme camouflé, non revendiqué, voilà ce qui peut être décrypté dans les mobilisations anti-européennes, quel que soit le langage, de droite ou de gauche, qu’elles empruntent. Ce nationalisme culturel surgit (éventuellement sous des formes pathologiques, relevant de la xénophobie) toutes les fois que les citoyens perçoivent comme menacées leurs manières de vivre et de penser. Toutes les fois qu’ils