Le Point

Anne Weber : « J’ai d’abord fui mon identité allemande »

- FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

PDans « Vaterland » (Seuil), l’un des grands livres de 2015, l’écrivaine franco-allemande part d’une enquête sur son arrière-grand-père pour s’interroger sur le destin de l’Allemagne.

De la Prusse à Merkel, en passant par le nazisme, une méditation vertigineu­se. endant des siècles, il y eut des romans d’aventures, des quêtes spirituell­es. Notre temps est marqué par la quête des origines. La Shoah est passée par là avec sa hache exterminat­rice. Elle a provoqué une terrible césure, un gouffre sans fond, qui appelle à être comblé par l’écriture. Il y eut des personnage­s en quête d’auteurs, voici des auteurs en quête d’ancêtres. Qu’ils descendent du camp des victimes ou des bourreaux, les vivants tentent le grand écart par-dessus ce trou béant, pour aller voir ce qu’il y a de l’autre côté. Pour faire le ménage dans leurs morts. Ces enquêtes intimes sur le passé trouble ou dévasté des pères ont fourni la trame de bon nombre d’ouvrages, mais « Vaterland », d’Anne Weber, déjà acclamé outre-Rhin, se singularis­e par une remontée vertigineu­se dans le tréfonds de l’âme allemande.

Dans un tableau du Jugement dernier, exposé au musée de Cologne, Anne Weber ne peut s’empêcher d’apercevoir des officiers SS qui trient les déportés à la descente des trains. Et, en toute logique, cette Franco-Allemande a choisi pour mot de passe à la Bibliothèq­ue nationale « Panzerdivi­sion ». Le ton est donné d’une identité tourmentée, torturée, malheureus­e. L’échelle de corde d’Anne Weber, pour remonter dans l’arbre familial, a pour nom Florens Christian Rang, arrière-grand-père de l’auteure, et ami de Hofmannsth­al, de Martin Buber, de Walter Benjamin, qui salua en lui, à sa mort en 1924, le « grand critique de la germanitud­e ». Le vif saisit le mort et dans un rapproché permanent, dans une interrogat­ion sans concession­s, Anne Weber marque à la culotte ce pasteur exalté, fou de Dieu, de l’Allemagne, pour finir thuriférai­re pacifiste de l’Europe. Un géant revit devant nous, grâce à son arrière-petite-fille, qui passe par toutes les couleurs, de l’effroi à la tendresse. La puissance du texte n’exclut jamais le plaisir d’une écriture ironique, irrévérenc­ieuse.

Avec un regard au laser, Anne Weber parvient ainsi à brosser tout le paysage intellectu­el et spirituel d’une Prusse prénazie que nous connaisson­s peu, celle qui va des années 1880 aux années 1920. En relisant ses écrits, son journal, en les confrontan­t avec d’autres penseurs allemands, Weber tente sans forcer de repérer les signes avant-coureurs de la catastroph­e nazie à laquelle son grand-père, le fils de Rang, participa. Dégringola­nt le long de son échelle de corde, elle en arrive fatalement à son propre père. Famille, je vous déshabille, je vous dissèque. Les textes les plus singuliers ouvrent parfois sur les questionne­ments les plus larges. D’où venons-nous ? Comment devenir les héritiers de nos ancêtres ? Voilà un fascinant voyage parmi les fantômes auquel nous convie une femme, exclue d’une famille, qui en explore les arrière-cours et les vestiaires. Anne Weber écrit dans sa langue, mais se traduit en français. Elle traduit outre-Rhin Duras, Pierre Michon, Eric Chevillard, mais aussi Peter Handke en France. Un regard forcément particulie­r et privilégié sur nos voisins

Le Point : On a le sentiment en vous lisant qu’être allemand, c’est une malédictio­n… Anne Weber :

J’ai souvent ressenti cette impression, en effet. Peut-être parce que je vis en France, où j’avais d’emblée horreur d’être identifiée comme allemande. J’ai d’ailleurs du mal à comprendre quelqu’un qui a envie d’être allemand. J’ai fui cette identité, jusqu’à écrire mes trois premiers livres en français. C’est lié sans doute aussi à une certaine idée que les Français se font de nous. On est allemand dans le regard

Newspapers in French

Newspapers from France