Le Point

Giulia Sissa : « La jalousie est un sentiment noble »

Etre jaloux, est-ce vraiment un défaut, un travers honteux ? L’helléniste Giulia Sissa, chercheuse au CNRS, réhabilite cette « passion inavouable ».

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROGER-POL DROIT

« Elle ne renoncera pas à sa colère » (Euripide, « Médée »). Découvrant que Jason, son époux, désire une autre femme, Médée enrage à bon droit de l’injustice qui lui est faite et, pour se venger, décide de tuer ses enfants. Quand vous devenez jaloux, l’idée des perfection­s de l’être aimé « vous retourne un poignard dans le coeur ». Pour Stendhal, dans « De l’amour », les pensées émerveillé­es s’inversent en souffrance. « D’ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant quand la femme a découvert que nous sommes jaloux. » Pour Proust, dans « La prisonnièr­e », tout ce que dit Albertine à Marcel devient source de méfiance, signe de mensonge.

Le Point : La jalousie a mauvaise réputation. Les jaloux passent pour excessivem­ent possessifs, méfiants, soupçonneu­x. Ce n’est pas votre avis… Giulia Sissa :

C’est au contraire pour renverser cette manière courante de parler que j’ai écrit ce livre. On se trompe, tout simplement, en pensant ainsi. La jalousie est tout autre chose que la possessivi­té et le soupçon ! Je montre qu’en fait elle a la même définition que l’amour : c’est l’attente d’une réciprocit­é dans une relation singulière où, ce que je désire, c’est le désir de l’autre. Aimer, c’est toujours avoir le projet de se faire aimer de l’autre. Mais ce désir de l’autre, par définition, m’échappe et cette incertitud­e, cette indétermin­ation alimente la jalousie, qui en ce sens est un sentiment noble. Ce sentiment est lié au fait que l’amour désire une personne et non une chose. Si l’autre était une chose, une possession, une propriété, ce serait en fait très facile à gérer : il suffirait de l’enfermer à clé ! Mais ce n’est évidemment pas ce que veut l’amour : il désire l’autre désirant.

Plutôt qu’une défiance préventive, la jalousie des Anciens n’est-elle pas d’abord une colère contre l’infidélité ?

Le modèle fondateur, effectivem­ent, c’est le fait accompli et la souffrance que suscite cette infidélité. Cette douleur prenait, chez les Grecs anciens, la forme d’une colère affichée, d’un désir de vengeance manifeste. Avec Médée, qui tue ses propres enfants pour se venger de l’homme qui l’a trahie, cette colère prend la forme exemplaire d’une rage tragique. Chez Aristote, qui reconnaît aux affects une place d’honneur dans la vie humaine et dans le bien-vivre, la colère n’est pas jugée honteuse. On a reçu une offense qu’on ne mérite pas, qui constitue un manque de respect, mais aussi une preuve d’ingratitud­e. Donc, se venger, c’est aussi rétablir la dignité qui a été blessée.

 ??  ?? La jalousie qui est légitime La jalousie qui gâche tout Enragée. « Médée furieuse » (détail, 1862), d’Eugène Delacroix.
La jalousie qui est légitime La jalousie qui gâche tout Enragée. « Médée furieuse » (détail, 1862), d’Eugène Delacroix.
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La jalousie qui fait mentir
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