Le Point

Mon roman de l’été

- Patrick Besson

Ann avait 23 ans. Elle mesurait 1,52 mètre. Pour une Thaïe, ce n’est pas petit. Elle ne pesait pas lourd : 42 kilos. Pour une petite, c’est gros. Elle avait été menacée de mort à 7 ans par son père et violée par son beau-père à 11. Elle travaillai­t sur Sukhumvit Soï 6. Si on peut appeler ça un travail. Lire les journaux people en buvant du Coca ni zéro ni light dans les bars à filles minces et à gros Européens de Nana Plaza. En thaï, nana ne veut pas dire nana mais épais, c’est un Thaï qui me l’a dit. Ou une Thaïe. Parfois, c’est difficile de faire la différence. Envoyer des photos par Internet et recevoir de l’argent par Western Union. Danser nue sur les tables et habillée dans les salles de bains. Les Thaïs ont un mot pour qualifier cette vie de patachon : le sanouk. Beaucoup de choses sont sanouk du point de vue thaï, y compris la mort qui supprime ce qui n’est pas sanouk. Quant au sexe, il ne fait pas bien mal, même s’il fait mal le bien. En trois ans de relations non exclusives avec le narrateur d’« Ann » (Gallimard, 19,50 €), Ann aura été enceinte, aura perdu l’enfant et aura succombé au sida, bien que le mot ne soit jamais prononcé dans ce livre où l’auteur déshabille son personnage féminin avec une pudeur extrême. Une ladybar n’a, il est vrai, jamais grand-chose sur elle.

Quelqu’un qui aime la Thaïlande lira tous les livres qui se passent en Thaïlande, ne serait-ce que pour entendre de nouveau ce khaa qui est comme un sexe de jeune femme s’ouvrant à la place de la bouche. La Thaïlande n’est pas un pays, c’est une maladie mentale et sentimenta­le. De ce labyrinthe amoureux il est impossible de sortir, même quand on n’y a pas mis les pieds depuis quatre ans, comme c’est mon cas. Le roman de Fabrice Guénier restitue, avec un lyrisme sombre et crispé, ce climat de désordre tendre, d’amical foutoir.

La première partie d’« Ann », c’est le paradis, puisque c’est l’amour, et la seconde, l’enfer, car c’est la mort. Guénier pouvait-il imaginer qu’une fille de trente ans de moins que lui mourrait trente ans avant lui ? Il la décrit un peu quand elle est amoureuse et beaucoup quand elle est morte. Il nous indique que, si l’existence est métaphysiq­ue, le décès est matériel. Il le fait avec une précision et un acharnemen­t hors normes. Peinture sociopsych­ologique d’un village de l’Isan où sont nées presque toutes les danseuses de Bangkok. Le mot français « prostituée » est trop lourd pour elles : il ne restitue pas leur espiègleri­e, leur finesse, leur dureté, leur intelligen­ce, et on pourrait même dire leur liberté, traits de caractère inattendus pour les lecteurs français, raison pour laquelle « Ann » n’est pas leur roman de l’été. Mais ce sera le mien, parce qu’il est doux à lire et à avaler, parce qu’on rit au début et qu’on pleure à la fin, parce qu’on voyage sur la terre comme au ciel

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« Ann », du paradis à l’enfer.

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