Gilles Deleuze, les mots-clés
Machine désirante Concept forgé avec Félix Guattari à l’époque de « L’anti-OEdipe » pour décrire la positivité productive du désir, qui n’est pas un manque (comme le croient Platon et Freud) mais une usine.
Déterritorialisation Processus d’arrachement – affectif, existentiel, intellectuel – qui permet le nomadisme, la marche, les devenirs. Contre les pensées de l’ancrage, de la demeure, de la terre.
Rhizome Par opposition à l’image de la racine (régressive, verticale), le rhizome figure une production de multiplicités sans commencement ni fin.
à se reconnaître, dès qu’ils vont se rencontrer. Quand et où, la première fois ? Difficile à savoir, les versions divergent. Probablement à l’université de Clermont-Ferrand, « vers 1962 » , dira Deleuze plus tard, après la mort de Foucault, en prenant soin d’ajouter : « On se souvient plus d’un geste ou d’un rire que des dates. » Une chose est sûre : en juillet 1964, à Royaumont, quatre jours d’un colloque historique sur Nietzsche les trouvent déjà complices, en compagnie de Pierre Klossowski, qu’ils admirent tous deux, et de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, qui dirigent alors en Italie une nouvelle édition des oeuvres complètes de Nietzsche. Foucault et Deleuze vont assumer ensemble la direction de la version française, dont les dizaines de volumes, publiés chez Gallimard avec les meilleurs traducteurs, vont changer l’approche de Nietzsche.
Choisir Nietzsche comme penseur de référence, voilà leur lien premier, le plus décisif. Car ce n’est pas affaire de goût ni simple préférence culturelle. C’est une décision philosophique engageant quantité de conséquences. Choisir Nietzsche, c’est quitter le panthéon des auteurs académiques, agacer le sérieux universitaire, brouiller la frontière philosophie-littérature. C’est jouer avec le feu, donner place au rire, aux provocations, aux déclarations graves comme aux éclats irresponsables. C’est préférer le mouvement du devenir à l’impassibilité de l’être, les intensités du désir aux froideurs des argumentations. C’est concevoir toute vérité comme un rapport de forces… Toutes choses qui vont se retrouver – pour le meilleur et pour le pire – dans les oeuvres et itinéraires des deux philosophes.
A Royaumont, Foucault, dans son exposé, fait déjà l’éloge de « Nietzsche et la philosophie», de Deleuze, lequel, dans son intervention, souligne à son tour l’estime que lui inspirent les analyses de Foucault. Ainsi commence un ping-pong qui se poursuivra une vingtaine d’années et verra chacun surenchérir de propos dithyrambiques sur l’autre…
1970 : « Quelque chose de nouveau, profondément nouveau, est né en philosophie – et (…) cette oeuvre a la beauté de ce qu’elle récuse : un matin de fête », écrit Deleuze à propos de Foucault et de « L’archéologie du savoir ». Foucault réplique, la même année, un ton au-dessus : « Une fulguration s’est produite, qui portera le nom de Deleuze. (…) Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien. » Difficile de faire plus. Pourtant, en 1975, à propos de « Surveiller et punir », Deleuze discerne chez Foucault une « orientation nouvelle, comme un nouveau pliage et découpage réagissant sur les livres antérieurs » . La liste pourrait s’allonger. Elle devrait inclure les tribulations de la « boîte à outils » – expression utilisée d’abord par Deleuze pour décrire les travaux de Foucault, puis reprise par lui pour qualifier ses propres livres –, la quantité de couronnes de lauriers qu’ils se sont tressées l’un à l’autre avec constance, sans oublier le livre que Deleuze a consacré à Foucault après sa mort.
N’avoir pas d’identité On pourrait en rire, ironiser sur cet étrange et prolixe syndicat d’admiration mutuelle, n’y voir que renvois d’ascenseur et opportunisme. Ce serait passer tout à fait à côté de l’essentiel. Car, de toute évidence, chacun était frappé par l’autre d’étonnement, d’admiration – « subite surprise de l’âme », selon la belle définition de Descartes. Mais cette rencontre continuelle, en fait, était curieusement agencée du dedans. Leur plus puissant moteur était de se défaire de soi-même, de n’avoir pas d’identité. Deleuze et Foucault rêvaient de changer de peau, de s’inventer