Comment le latin libère et le grec aussi…
L’école se croit moderne en abandonnant les langues anciennes. En vérité, elle s’en prend à l’avenir. Un essai pugnace de Pierre Judet de La Combe.
Chacun connaît la situation : depuis la dernière rentrée scolaire, la connaissance de l’Antiquité est officiellement devenue, dans les collèges et lycées français, une affaire d’ « enseignement pratique interdisciplinaire ». On clame donc, du côté du ministère, que les humanités sont bien traitées, les cultures antiques préservées. Dans les établissements qui le souhaitent et l’organisent, les élèves pourront en effet découvrir en groupe des faits de civilisation, s’étonner par euxmêmes des moeurs étonnantes de ces gens lointains, échanger leurs impressions et points de vue. On imagine volontiers qu’ils vont construire des temples en carton, reconstituer quelques marchés aux esclaves, s’exercer à faire la « tortue », formation de combat des légions romaines. Ça sera inéluctablement sympathique, ludique, instructif, épanouissant…
Sauf qu’il ne sera plus question des langues. Fini, les déclinaisons, l’apprentissage des mots, les règles fortes de la syntaxe. Terminé, l’apprentissage de la lecture pas à pas, la recherche par approximations successives d’une traduction qui fonctionne, la confrontation à des textes, même brefs, qui exigent une discipline pour découvrir leur grandeur. Les arguments sont usés jusqu’à la corde : survivances élitistes, les langues mortes ne servent à rien, ce sont des marqueurs sociaux, des patrimoines de classe, en aucun cas des enseignements pratiques et modernes, qu’il faudrait légitimement rendre communs à tous.
Pierre Judet de La Combe répond point par point à ces préjugés dominants. Non, grec et latin ne sont pas réservés aux enfants des beaux quartiers ! Non, ce ne sont pas des vecteurs d’ennui, d’académisme et de dressage conformiste ! D’innombrables expériences ont montré au contraire avec quel enthousiasme, et quels résultats excellents, des collégiens des cités et des zones sensibles s’adonnent au déchiffrement de Virgile ou d’Homère, à la lecture d’Euripide ou de Cicéron. En fait, les langues mortes, qui n’appartiennent à personne, se révèlent plus démocratiques que les vivantes…
Derrière l’affichage d’un prétendu héritage de classe, c’est surtout une expérience intime de libération qui se trouve désormais refusée aux collégiens et lycéens. Voilà ce que l’école abandonne, en larguant un enseignement des langues anciennes ouvert à tous ceux qui le souhaitent. Mais qui se soucie encore de pareille liberté intérieure ? C’était pourtant la vocation majeure de l’école de la République. De manière très juste, l’éminent helléniste qui signe cet essai pugnace indique combien les Anciens ont toujours été mobilisés, dans l’histoire de la culture française, quand il s’agissait de construire l’avenir. Nous ne sommes pas vraiment les héritiers des Grecs, à peine ceux des Romains. Mais nous les avons réinventés, à plusieurs reprises, en en faisant des modèles pour bâtir nos lendemains. De la Renaissance jusqu’au XXe siècle, en passant par la Révolution française et les utopies socialistes du XIXe siècle, les Anciens servaient à forger le futur.
Aujourd’hui, faute d’une nouvelle Renaissance, il faudrait au moins favoriser une myriade de « renaissances personnelles ». Pierre Judet de La Combe montre avec force comment la pratique des langues anciennes, la rencontre effective des textes, permettent ces irremplaçables libérations. En faisant le choix exclusif des savoirs supposés pratiques, utiles et adaptés au monde moderne, l’école croit choisir le bien commun. En fait, elle renonce à la liberté et trahit sa mission
« L’avenir des Anciens. Oser lire les Grecs et les Latins », de Pierre Judet de La Combe (Albin Michel, 208 p., 18 €).