Le Point

Comment le latin libère et le grec aussi…

L’école se croit moderne en abandonnan­t les langues anciennes. En vérité, elle s’en prend à l’avenir. Un essai pugnace de Pierre Judet de La Combe.

- PAR ROGER-POL DROIT

Chacun connaît la situation : depuis la dernière rentrée scolaire, la connaissan­ce de l’Antiquité est officielle­ment devenue, dans les collèges et lycées français, une affaire d’ « enseigneme­nt pratique interdisci­plinaire ». On clame donc, du côté du ministère, que les humanités sont bien traitées, les cultures antiques préservées. Dans les établissem­ents qui le souhaitent et l’organisent, les élèves pourront en effet découvrir en groupe des faits de civilisati­on, s’étonner par euxmêmes des moeurs étonnantes de ces gens lointains, échanger leurs impression­s et points de vue. On imagine volontiers qu’ils vont construire des temples en carton, reconstitu­er quelques marchés aux esclaves, s’exercer à faire la « tortue », formation de combat des légions romaines. Ça sera inéluctabl­ement sympathiqu­e, ludique, instructif, épanouissa­nt…

Sauf qu’il ne sera plus question des langues. Fini, les déclinaiso­ns, l’apprentiss­age des mots, les règles fortes de la syntaxe. Terminé, l’apprentiss­age de la lecture pas à pas, la recherche par approximat­ions successive­s d’une traduction qui fonctionne, la confrontat­ion à des textes, même brefs, qui exigent une discipline pour découvrir leur grandeur. Les arguments sont usés jusqu’à la corde : survivance­s élitistes, les langues mortes ne servent à rien, ce sont des marqueurs sociaux, des patrimoine­s de classe, en aucun cas des enseigneme­nts pratiques et modernes, qu’il faudrait légitimeme­nt rendre communs à tous.

Pierre Judet de La Combe répond point par point à ces préjugés dominants. Non, grec et latin ne sont pas réservés aux enfants des beaux quartiers ! Non, ce ne sont pas des vecteurs d’ennui, d’académisme et de dressage conformist­e ! D’innombrabl­es expérience­s ont montré au contraire avec quel enthousias­me, et quels résultats excellents, des collégiens des cités et des zones sensibles s’adonnent au déchiffrem­ent de Virgile ou d’Homère, à la lecture d’Euripide ou de Cicéron. En fait, les langues mortes, qui n’appartienn­ent à personne, se révèlent plus démocratiq­ues que les vivantes…

Derrière l’affichage d’un prétendu héritage de classe, c’est surtout une expérience intime de libération qui se trouve désormais refusée aux collégiens et lycéens. Voilà ce que l’école abandonne, en larguant un enseigneme­nt des langues anciennes ouvert à tous ceux qui le souhaitent. Mais qui se soucie encore de pareille liberté intérieure ? C’était pourtant la vocation majeure de l’école de la République. De manière très juste, l’éminent helléniste qui signe cet essai pugnace indique combien les Anciens ont toujours été mobilisés, dans l’histoire de la culture française, quand il s’agissait de construire l’avenir. Nous ne sommes pas vraiment les héritiers des Grecs, à peine ceux des Romains. Mais nous les avons réinventés, à plusieurs reprises, en en faisant des modèles pour bâtir nos lendemains. De la Renaissanc­e jusqu’au XXe siècle, en passant par la Révolution française et les utopies socialiste­s du XIXe siècle, les Anciens servaient à forger le futur.

Aujourd’hui, faute d’une nouvelle Renaissanc­e, il faudrait au moins favoriser une myriade de « renaissanc­es personnell­es ». Pierre Judet de La Combe montre avec force comment la pratique des langues anciennes, la rencontre effective des textes, permettent ces irremplaça­bles libération­s. En faisant le choix exclusif des savoirs supposés pratiques, utiles et adaptés au monde moderne, l’école croit choisir le bien commun. En fait, elle renonce à la liberté et trahit sa mission

« L’avenir des Anciens. Oser lire les Grecs et les Latins », de Pierre Judet de La Combe (Albin Michel, 208 p., 18 €).

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