Jean Birnbaum, la « manifestation interdite » du 11 janvier
Dans un essai accusatoire, le journaliste analyse le « silence religieux » d’une gauche, aussi bien réformiste que révolutionnaire, incapable de penser le djihadisme sans sombrer dans le déni ou l’excuse sociale.
La gauche n’appréciera pas cet essai, l’un des plus cruels pour elle depuis des lustres, parce que empreint d’une vérité longtemps tue. Ce livre est d’autant plus éloquent qu’il est l’oeuvre d’un journaliste, Jean Birnbaum, que la gauche ne peut suspecter d’appartenir au camp ennemi. Dans « Un silence religieux » (Seuil), le rédacteur en chef du Monde des livres analyse méthodiquement l’incapacité de la gauche, aussi bien révolutionnaire que réformiste, à penser le religieux, depuis la révolution algérienne jusqu’à l’avènement de l’Etat islamique. Les récents attentats ? « Rien à voir avec l’islam » , jure François Hollande. Le djihadisme qui tente nombre de Français ? « Un mode de rébellion des opprimés » , selon la gauche mélenchonienne. Jamais la foi n’est prise au sérieux ; l’excuse sociale explique tout. Le paternalisme aveugle en même temps qu’il rend muet. Fort des travaux de Derrida et des nouveaux penseurs de l’islam, Birnbaum, qui refuse l’amalgame, postule que l’on peut aisément « dissocier la foi musulmane de sa perversion islamiste » et dire que, oui, le djihadisme c’est l’islam. A condition de rompre le silence
Le Point : Dans son essai « Qui est Charlie ? », Emmanuel Todd décrit le rassemblement du 11 janvier comme une mobilisation de « catholiques zombies », scandant leur droit de blasphémer l’islam, la religion « des plus faibles ». Vous, Jean Birnbaum, vous épousez la thèse quasi inverse : le 11 janvier a été, écrivez-vous, « une manifestation interdite », comme sidérée, qui observa, de ce fait, un « silence religieux ». Or on se souvient qu’il y eut ce jour-là des pancartes, des mots d’ordre et, oui, la revendication d’un droit au blasphème… Jean Birnbaum :
Je ne nie pas cela. Mais nous avons été très nombreux à être frappés par l’immense silence qui régnait ce jour-là. Un silence qui relevait d’abord du recueillement, mais qui touchait aussi à autre chose : la sidération, la difficulté à mettre des mots sur ces événements, voire l’incapacité à nommer les choses.
Certes, mais le recueillement n’est pas votre propos…
Si les attentats avaient été commis par un mouvement d’extrême droite ou par des idéologues du type Breivik, on aurait assisté à des manifestations très différentes. Les slogans se seraient imposés d’eux-mêmes, les mots d’ordre auraient été tout trouvés. Le 11 janvier, les manifestants, renonçant à désigner la menace, se sont réfugiés dans le silence. Emmanuel Todd a cru pouvoir faire parler ce silence, qu’il a décrit comme une stigmatisation de la religion des faibles. En réalité, et c’est ma thèse, ce silence ne stigmatisait aucune religion, il était lui-même religieux, deux fois religieux même : par sa ferveur, d’abord ; et surtout parce qu’il exprimait le gigantesque déni qui concerne désormais le facteur religieux dans nos sociétés.
Briser ce silence aurait ressemblé à quoi ?
Plutôt que de le briser, il s’agit d’en décrire les ressorts. François Hollande et Laurent Fabius ont martelé que les attentats n’avaient « rien à voir » avec la religion en général et avec l’islam en particulier. D’autres nous ont expliqué que ces actes terroristes étaient le fait de jeunes paumés qui avaient trop joué aux jeux vidéo ou trop fréquenté Facebook. « Barbares », « énergumènes », « psychopathes » : tous les qualificatifs étaient bons pour écarter la référence à la foi. Il y eut, pour le coup, une vraie cohérence entre le sommet de l’Etat et beaucoup d’experts s’agissant de ce que j’appelle « le rienà-voirisme », comme on parle d’à-quoi-bonisme… Quand l’impossibilité de dire les choses vient d’en haut, on appelle cela un interdit. Voilà pourquoi on peut affirmer que la manifestation du 11 janvier, bien qu’organisée par les plus hautes autorités, fut une « manifestation interdite », au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il reste interdit, coi, médusé…
Quelle est l’origine de ce silence religieux ? La couardise ? le politiquement correct ? le cynisme ?
Rien de tout cela, à mon sens. Chez les politiques, il relève d’abord d’un réflexe louable, qui vise à prévenir l’amalgame entre islam et terrorisme, et les violences sur lesquelles ces