Le Point

Millet : Pourquoi la littératur­e de langue française est nulle

Dans un texte de « La Revue littéraire », dont nous publions des extraits, l’écrivain fustige la production actuelle. Dans son viseur : le dernier livre de Maylis de Kerangal, qu’il qualifie de « barbe à papa idéologico-esthétique ».

- PAR RICHARD MILLET POLÉMIQUE

Il semble que Mme de Kerangal soit appelée à exercer sur les lettres françaises, comme on disait à l’ère littéraire, un magistère indiscuté ; du moins donne-t-elle le ton en France, où, dans le domaine de l’esprit, on respecte moins la vérité que les apparences, le chiffre de ventes, la pureté idéologiqu­e. Ainsi, la presse avait encensé, l’été dernier, à Avignon, avec l’unanimisme stalinien qui la caractéris­e, un « spectacle » tiré d’un roman de l’écrivain, « Réparer les vivants ». S’il est difficile d’imaginer que des êtres humains puissent être réparés, à moins de les considérer comme du matériel – ce qu’ils deviennent souvent, à force d’aliénation, par la vertu du capitalism­e mondialisé –, on peut se demander si l’estime que Mme de Kerangal nourrit pour les « vivants » n’est pas du même ordre que celle que Mao et Pol Pot avaient pour leurs peuples, ou bien s’il ne s’agit pas, plus simplement, de la vision social-libérale gauchiste sans laquelle il ne saurait plus y avoir, en France, de littératur­e romanesque. Mme de Kerangal serait-elle un Zola femelle ou bien, selon les règles du charity business accompagna­nt toute carrière littéraire aujourd’hui, une femme touchée par la misère humaine, pour peu que celle-ci soit lointaine, voire exotique, car la trop proche misère (Roms, vieillards abandonnés, enfants battus, prostituée­s, malades solitaires) n’est pas, elle, assez glamour ? Zola écrivait pour la bourgeoisi­e cultivée ; Mme de Kerangal le fait pour la petite bourgeoisi­e internatio­nale déculturée… Il est vrai que, dans le même temps, elle s’intéresse aux petits gars de la marine, lesquels ont tous les yeux bleus, comme l’énonce le titre du livre-cadeau de Noël qu’elle préface ces jours-ci, étant décidément sur tous les fronts, et la mer toujours trendy, bien que les marins soient, eux, érotiqueme­nt un peu plan-plan, sauf chez l’auteur de « Querelle de Brest », dont l’investisse­ment pulsionnel n’est sans doute pas celui de notre auteur – la très aryenne totalisati­on des « yeux bleus » étant, selon le titre (1), politiquem­ent incorrecte.

Ouvrons son dernier livre, « à ce stade de la nuit » (le titre imprimé ainsi, tel que dans les années structural­istes, sans majuscules, comme le nom de l’auteur, puisque nous vivons dans un monde postmétaph­ysique et relativisé où rien, sauf l’humanité, ne doit manifester sa primauté). Le titre sonne aussi bien comme un livre écrit par un acteur ou comme une chanson des années 70 et qui pourrait se fredonner ainsi : c’est beau, une cuisine, la nuit. Une femme (l’auteure, assurément) est assise de travers dans sa cuisine. Elle boit du café réchauffé. Elle a envie de fumer – et, vertueusem­ent, se retient. Elle écoute la radio (France Inter ? France Culture ?), entend parler de « migrants » qui ne se contentent pas de migrer mais qui se noient entre la côte libyenne et l’île de Lampedusa. L’émotion l’envahit : elle est tout près de s’y noyer ; l’indignatio­n la sauve ; elle est dans son élément : elle y nage. Elle se raccroche aux mots. Elle barbote dans les vocables et les concepts. Lampedusa… Le nom lui procure d’abord un renvoi proustien, images, souvenirs. La phrase kerangales­que, elle, n’a rien de proustien ; elle lorgne plutôt du côté de Tino Rossi : « O Lampedusa ma belle, tchi tchi… »

Mme de Kerangal se voulant moderne, elle ne se contente pas de roter du Proust, elle s’abandonne à un visage : celui de Burt Lancaster dans « Le Guépard » de Visconti, qu’en brave petit soldat culturel l’auteure court revoir, au quartier Latin, dans une copie restaurée. On aura droit à une analyse érotico-marxisante du film, avant d’en revenir au sort de ces pauvres migrants, à divers stades de la nuit, selon la lancinante anaphore mimant le ressac sur le rivage de Lampedusa : l’anaphore comme signe, aussi, d’une insomnie à caractère éthique. Mme de Kerangal veille, pourrait-on dire, si le mot n’avait une connotatio­n chrétienne. A ce stade de l’ennui, elle aurait pu lire Gramsci, déporté dans une île voisine, mais le concept d’hégémonie culturelle lui serait revenu à la figure… En tout cas, buvant un café aussi réchauffé que sa prose, elle continue d’écouter la radio ; elle se rappelle un voyage sur l’île de Stromboli – où elle attendait un homme, ce qui lui permet de se la jouer comme Ingrid Bergman dans le film de Rossellini (et on eût aimé savoir non pas si l’homme l’y a rejointe, mais si elle a connu l’expérience mystique dont Karen, réfugiée lituanienn­e qui a trahi le camp du Bien en

Zola écrivait pour la bourgeoisi­e cultivée ; Mme de Kerangal le fait pour la petite bourgeoisi­e internatio­nale déculturée…

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