Le plein d’essence et la Fatwa Valley
L’Arabie saoudite, une évidente contradiction qu’on ne veut pas admettre.
Mais que faire de l’Arabie saoudite ? Juste après les attentats du vendredi 13, j’avais écrit dans le New York Times qu’on ne peut pas lutter contre Daech si on ne lutte pas contre sa matrice idéologique. Comprendre : cette vaste Fatwa Valley du clergé religieux islamiste nourrie, logée et payée par la monarchie saoudienne principalement. C’est ce clergé qui assurait la propagande religieuse avec ses livres, ses chaînes satellitaires, ses formations, ses mosquées et ses prêcheurs, tous source de l’une des radicalisations majeures qui frappent le monde. Une matrice qui a fini par former/déformer des générations entières et qui, avec le satellite et Internet, a trouvé les moyens de se propager encore plus vite. Daech noir donc, celui du vendredi 13, et Daech blanc, celui de la fabrication idéologique du djihadiste, le royaume béni d’un Dieu et d’un baril. J’avais souligné dans l’article une évidence mais aussi cette formidable myopie entretenue par l’Occident sur ce royaume.
Le plus amusant intellectuellement, c’était de voir comment allaient réagir les gouvernements face à cette évidence après la parution de l’article et sa reprise un peu partout, et après le festin des 47 décapitations du 2 janvier, qui ont scandalisé le monde sans le faire bouger. Comment on allait à la fois promettre une global war et saluer l’allié éternel en ce royaume, et sauver un peu la contradiction qu’on ne veut pas admettre. Si on touche à ce régime, on va provoquer un effet domino terrible, accentuer l’insécurité des approvisionnements en pétrole et conforter l’adversaire iranien. Inquiétude ancienne mais explicable. L’Arabie, un allié ? Démanteler cette illusion tenace était facile : cette monarchie repose sur deux piliers aux intérêts contradictoires : fondé par un guerrier (Mohammed ibn Saoud) et un théologien intégriste (Mohammed ibn Abdelwahhab) au milieu du XVIIIe siècle, le royaume repose sur une alliance dite stratégique avec l’Occident, mais aussi une alliance idéologique avec le clergé religieux. Le premier lui assure la protection internationale, l’autre la légitimité intérieure. Sauf que les deux soutiens sont en guerre : la monarchie souffre des frappes terroristes et affirme lutter contre elles, mais elle fabrique le terrorisme. Il n’y a qu’à écouter les prêches du vendredi dans ce pays, qui réunissent des millions de fidèles par saison, pour comprendre que la diplomatie du roi et les violences des prêcheurs sont deux mondes différents. Et ce royaume ne peut faire autrement que de s’empresser de créer et de proposer une sorte d’Otan musulman contre Daech, tout en couvant ce clergé qui le ronge.
On ne naît pas djihadiste, on le devient. Et on le devient parce que le wahhabisme a une force de frappe financière, éditoriale, que la « modernité » n’a pas. Cela provoque des basculements, des massacres, des « Sahelistans », des propagandes et des courants de fond qui ont donné légitimité et moyens au seul wahhabisme et ses armées. C’est cette équation qu’il faut résoudre pour résoudre le cas de Daech. Sans cela, on continuera à compter les morts, saluer la « collaboration » de l’Arabie et condamner en tournant en rond. C’est terrible de résumer la crise du monde à cela, mais c’est l’essentiel de l’équation si on y ajoute la Palestine, les décolonisations détournées, la faillite philosophique substitutive à l’islamisme.
Retour donc à la question du « que faire » ? Un roi plus jeune, et donc des règles de succession réformées, peut-il permettre des réformes courageuses face à un clergé agressif ? Une pression internationale pour assécher la rente de la Fatwa Valley ? Oui, mais cela équivaut à faire de cette monarchie un unijambiste qui ne tiendra pas debout.
« Lutter contre Daech ? Eh bien, il faut cesser de conduire des voitures » , résume une amie éditrice américaine. Bush avait voulu faire le plein gratuitement et l’Arabie nous vend le carburant au prix du sang. Et le terrorisme, comme les moteurs, roule au pétrole et au gaz
La monarchie souffre des frappes terroristes et affirme
lutter contre elles, mais elle fabrique le terrorisme.