De la Renaissance à nos jours en passant par la Révolution française, le récit d’une « mutation de la pensée ».
Le Point : Philosophiquement, où puise le libéralisme ? Roger-Pol Droit :
Ses origines philosophiques sont en fait rigoureusement les mêmes que celles de la modernité politique, qui commence, en gros, à Machiavel. En ce sens, il ne s’agit pas d’une doctrine fixe, encore moins d’une idéologie, mais plutôt d’un ensemble de lignes de force : droits de l’individu plutôt que soumission à l’autorité royale ou religieuse, liberté de conscience plutôt qu’assujettissement à l’Eglise, séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, contrat social plutôt que droit divin, droit à la rébellion plutôt que devoir d’obéissance… Il faut y ajouter cette affirmation centrale : pour les libéraux, les normes et valeurs des sociétés humaines sont construites, artificielles, et non naturelles ou divines. C’est une véritable mutation philosophique, dont le succès a été tel que toute notre pensée est fondée sur ces piliers « libéraux » dont nous n’apercevons plus la singularité parce qu’ils se sont fondus dans la société, ses institutions, sa vie politique – des déclarations des droits de l’homme (1789, 1948) aux Constitutions des Etats modernes. Aujourd’hui, on dit « démocratie » pour parler de cette société libérale qui a triomphé des Anciens Régimes. En fait, vus sous cet angle, nous sommes tous des libéraux. Mais nous l’avons oublié.
Peut-on tout de même dater son acte de naissance ?
le rôle de l’Etat, fait confiance à la société civile et fonde le contrat social sur les intérêts des individus, en particulier dans sa « Lettre sur la tolérance » (1689). Montesquieu en est un autre, théorisant la séparation des pouvoirs dans « De l’esprit des lois » (1748), en insistant à la fois sur les libertés individuelles et sur les vertus collectives. J’ajouterai à cette liste, qui pourrait se poursuivre, Benjamin Constant, dont l’étude de 1819, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », analyse très clairement ce qui constitue la modernité : chez les Grecs et les Romains, la Cité seule était libre et les citoyens l’étaient dans la mesure où ils en étaient membres. Au contraire, pour les Modernes, les individus sont libres, et la Cité doit préserver, garantir et développer cette liberté individuelle préexistante. Et évidemment Tocqueville, qui a compris dans « De la démocratie en Amér i que » , e n s e f ondant a uss i s ur l e processus de la Révolution française, que l’égalité devenait le maître mot de la civilisation en train de se construire. Je parlerai également de ceux qui ont oeuvré au renouveau de pensée libérale qui s’est affirmé dans la seconde moitié du XXe siècle, en tirant les leçons des totalitarismes – fascisme, nazisme, communisme. Je pense à Raymond Aron, Friedrich Hayek ou Robert Nozick. Roger-Pol Droit. Philosophe et écrivain. Dernier ouvrage paru : « L’espoir a-t-il un avenir ? En finir avec le pessimisme », avec Monique Atlan (Flammarion).
C’est difficile, car la mise en place de cette mutation philosophique s’est étendue de la Renaissance à la Révolution française. Et puis tout dépend de quel libéralisme on parle. Car le libéralisme est à la fois vraie philosophie, auberge espagnole, épouvantail, selon la manière dont on l’observe. Certains parlent de Hobbes, parce qu’il a comparé l’Etat à un monstre dans « Léviathan », mais, en même temps, il justifie l’Etat et le montre indispensable (pas de paix sociale relative sans la peur). Je dirai plutôt John Locke (1632-1704), assurément l’un des pères spirituels du libéralisme parce qu’il redéfinit
Etre libéral, c’est être révolutionnaire ?
En un sens, oui. D’abord contre l’ancien régime du droit divin, des corporations, des privilèges. Par la suite, la situation s’est inversée au cours de la Révolution française, avec le jacobinisme et la Terreur. En simplifiant, on pourrait dire que l’Histoire contemporaine n’a cessé de voir s’affronter, depuis plus de deux siècles, deux modèles opposés de « révolution ». L’un met en avant les normes du collectif, impose des systèmes clos, engendre à terme des régimes totalitaires. L’autre donne la priorité aux droits des individus, aux initiatives personnelles, et génère des systèmes ouverts. Leur combat a pris des formes multiples, de guerres chaudes en guerres froides. Il n’est pas fini. Après l’effondrement du bloc soviétique, le retour du libéralisme s’est présenté comme