Alain Bauer : « On assiste à une ubérisation du terrorisme »
Le criminologue plaide pour une lutte sur mesure.
Deux attaques terroristes, sur le sol américain et en France. Et voilà que resurgit le concept de « loup solitaire »… Alain Bauer :
C’est LA bonne excuse après un ratage. L’explication facile agitée depuis l’affaire Merah par les services de sécurité. Ici, il s’agit certes d’opérateurs isolés, mais qui ont des contacts réguliers, directs ou indirects, avec des prédicateurs ou des leaders de groupes terroristes structurés. Ils sont autonomes, mais pas indépendants.
En France comme aux Etats-Unis, la stratégie n’est-elle pas passée du commando « importé » à un attentat individuel d’opportunité ?
C’est une stratégie opportuniste, à la fois centrale et locale, multicibles et multimoyens, mais elle n’est pas nouvelle. On a affaire à des militants centralisés, à des nationalistes, à du gangsterrorisme, dont Khaled Kelkal [membre du GIA, abattu par la police française en 1995, NDLR] était le prototype, à du terrorisme « honteux », avec Sid Ahmed Ghlam [mis en examen pour l’assasinat d’Aurélie Châtelain en avril 2015], qui explique après coup avoir d’autres motivations, et de plus en plus à du lumpenterrorisme de proximité. On assiste à une ubérisation du terrorisme.
Qui sont les « têtes pensantes » de ces attentats ?
La tête pensante, c’est Abou Mohammed al-Adnani [qui dirige les opérations extérieures de l’Etat islamique]. Il s’appuie sur des adjoints territoriaux et des agents d’encadrement. Avec deux niveaux d’intervention. L’un, totalement centralisé, qui a assuré le suivi des attaques sur Ankara, Paris, ou contre l’avion russe, et des groupes décentralisés. Concernant les attentats d’Orlando ou de Magnanville, la revendication était en substance « Dieu a permis qu’un soldat du califat… », autrement dit : « N’importe qui, chez vous, peut passer à l’action. »
Le choix des cibles désignées par Daech – juifs, gays, policiers – semble destiné à fracturer les sociétés qui en sont victimes ?
l’acte initial par la réaction de l’ennemi. C’est de la prédiction autoproclamée.
Les profils d’Omar Mateen et de Larossi Abballa ne vous ont donc pas surpris ?
Non ! Comme d’habitude, ils sont connus, identifiés, auditionnés, et personne n’a compris leur dangerosité. La criminologie est comparable à la médecine : diagnostic, thérapeutique et pronostic. Or nous n’avons que des spécialistes de la thérapeutique.
On voit bien les limites de la lutte antiterroriste à coups de drone, bombardement ou action spéciale, comme en Syrie ou en Irak…
La guerre contre le terrorisme n’est pas un jeu vidéo où l’on peut se contenter d’envoyer des avions à 10 000 mètres d’altitude. C’est pourquoi nous avons besoin d’un service de renseignement extérieur et d’un service de renseignement intérieur. Mais on fait du contre-espionnage appliqué à l’antiterrorisme. Or le contre-espionnage fonctionne sur le temps long et le secret absolu, tandis que l’antiterrorisme nécessite un temps court et un partage absolu de l’information. Résultat : nous n’avons jamais eu autant d’informations et aussi peu d’analyses de qualité.
Alain Bauer Professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers La déclaration du Front islamique mondial pour le djihad, en 1998, parlait déjà des « juifs » et des « croisés ». Policiers ou croisés, ce n’est pas très différent. Ce qui est nouveau, c’est l’attaque à domicile. Là, ils créent les conditions d’une réaction démesurée parce que l’émotion est extrême. Ils vont pouvoir justifier
Cela ne met-il pas, encore une fois, en relief le décalage entre la collecte du renseignement, centrée sur la technologie, et l’analyse, qui repose sur l’homme ?
L’algorithme ne fait qu’accélérer la validation ou l’infirmation d’une intuition humaine. Il faut recruter des analystes et remettre de la culture dans la boucle. Ce processus est engagé en France depuis deux ans, mais c’est une révolution culturelle pour les services, et les analystes ne se recrutent pas au supermarché.
Larossi Abballa, le tueur du couple de policiers, déjà condamné pour son implication dans une filière djihadiste, était sorti des radars…
On peut s’interroger sur le suivi des gens dont on connaît la très haute capacité récidivante. Nous avons des procédures judiciaires pour les récidivistes sexuels, mais pas pour les récidivistes terroristes. Nous allons vouloir surveiller tout le monde, alors que seul le sur-mesure fonctionne, pas le prêt-à-porter. Daech aura réussi à empoisonner nos démocraties. C’est sa mission, et il s’en acquitte très bien