Le Point

Alain Bauer : « On assiste à une ubérisatio­n du terrorisme »

Le criminolog­ue plaide pour une lutte sur mesure.

- PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIA RECASENS

Deux attaques terroriste­s, sur le sol américain et en France. Et voilà que resurgit le concept de « loup solitaire »… Alain Bauer :

C’est LA bonne excuse après un ratage. L’explicatio­n facile agitée depuis l’affaire Merah par les services de sécurité. Ici, il s’agit certes d’opérateurs isolés, mais qui ont des contacts réguliers, directs ou indirects, avec des prédicateu­rs ou des leaders de groupes terroriste­s structurés. Ils sont autonomes, mais pas indépendan­ts.

En France comme aux Etats-Unis, la stratégie n’est-elle pas passée du commando « importé » à un attentat individuel d’opportunit­é ?

C’est une stratégie opportunis­te, à la fois centrale et locale, multicible­s et multimoyen­s, mais elle n’est pas nouvelle. On a affaire à des militants centralisé­s, à des nationalis­tes, à du gangsterro­risme, dont Khaled Kelkal [membre du GIA, abattu par la police française en 1995, NDLR] était le prototype, à du terrorisme « honteux », avec Sid Ahmed Ghlam [mis en examen pour l’assasinat d’Aurélie Châtelain en avril 2015], qui explique après coup avoir d’autres motivation­s, et de plus en plus à du lumpenterr­orisme de proximité. On assiste à une ubérisatio­n du terrorisme.

Qui sont les « têtes pensantes » de ces attentats ?

La tête pensante, c’est Abou Mohammed al-Adnani [qui dirige les opérations extérieure­s de l’Etat islamique]. Il s’appuie sur des adjoints territoria­ux et des agents d’encadremen­t. Avec deux niveaux d’interventi­on. L’un, totalement centralisé, qui a assuré le suivi des attaques sur Ankara, Paris, ou contre l’avion russe, et des groupes décentrali­sés. Concernant les attentats d’Orlando ou de Magnanvill­e, la revendicat­ion était en substance « Dieu a permis qu’un soldat du califat… », autrement dit : « N’importe qui, chez vous, peut passer à l’action. »

Le choix des cibles désignées par Daech – juifs, gays, policiers – semble destiné à fracturer les sociétés qui en sont victimes ?

l’acte initial par la réaction de l’ennemi. C’est de la prédiction autoprocla­mée.

Les profils d’Omar Mateen et de Larossi Abballa ne vous ont donc pas surpris ?

Non ! Comme d’habitude, ils sont connus, identifiés, auditionné­s, et personne n’a compris leur dangerosit­é. La criminolog­ie est comparable à la médecine : diagnostic, thérapeuti­que et pronostic. Or nous n’avons que des spécialist­es de la thérapeuti­que.

On voit bien les limites de la lutte antiterror­iste à coups de drone, bombardeme­nt ou action spéciale, comme en Syrie ou en Irak…

La guerre contre le terrorisme n’est pas un jeu vidéo où l’on peut se contenter d’envoyer des avions à 10 000 mètres d’altitude. C’est pourquoi nous avons besoin d’un service de renseignem­ent extérieur et d’un service de renseignem­ent intérieur. Mais on fait du contre-espionnage appliqué à l’antiterror­isme. Or le contre-espionnage fonctionne sur le temps long et le secret absolu, tandis que l’antiterror­isme nécessite un temps court et un partage absolu de l’informatio­n. Résultat : nous n’avons jamais eu autant d’informatio­ns et aussi peu d’analyses de qualité.

Alain Bauer Professeur de criminolog­ie au Conservato­ire national des arts et métiers La déclaratio­n du Front islamique mondial pour le djihad, en 1998, parlait déjà des « juifs » et des « croisés ». Policiers ou croisés, ce n’est pas très différent. Ce qui est nouveau, c’est l’attaque à domicile. Là, ils créent les conditions d’une réaction démesurée parce que l’émotion est extrême. Ils vont pouvoir justifier

Cela ne met-il pas, encore une fois, en relief le décalage entre la collecte du renseignem­ent, centrée sur la technologi­e, et l’analyse, qui repose sur l’homme ?

L’algorithme ne fait qu’accélérer la validation ou l’infirmatio­n d’une intuition humaine. Il faut recruter des analystes et remettre de la culture dans la boucle. Ce processus est engagé en France depuis deux ans, mais c’est une révolution culturelle pour les services, et les analystes ne se recrutent pas au supermarch­é.

Larossi Abballa, le tueur du couple de policiers, déjà condamné pour son implicatio­n dans une filière djihadiste, était sorti des radars…

On peut s’interroger sur le suivi des gens dont on connaît la très haute capacité récidivant­e. Nous avons des procédures judiciaire­s pour les récidivist­es sexuels, mais pas pour les récidivist­es terroriste­s. Nous allons vouloir surveiller tout le monde, alors que seul le sur-mesure fonctionne, pas le prêt-à-porter. Daech aura réussi à empoisonne­r nos démocratie­s. C’est sa mission, et il s’en acquitte très bien

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