Michel Virlogeux est l’ingénieur des ponts de Millau, de Normandie et de celui, pharaonique, qui va relier les deux rives du Bosphore. Portrait d’un constructeur de l’ombre.
D’où qu’on l’observe, depuis la route en construction qui le surplombe ou de plus loin, des rives proches d’Istanbul, il est d’une beauté à couper le souffle. Son tablier si fin posé comme une feuille de papier, sur plus de 2 kilomètres, au-dessus du détroit, ses haubans blancs et ses pylônes immenses, deux flèches de 320 mètres se dressant comme des sentinelles à l’entrée du Bosphore : tout dans ce pont est hors norme, majestueux, absolument spectaculaire. Nous sommes le 8 juin, les grues virent lentement dans le ciel, les émanations de goudron se mêlent aux effluves salés de la mer, et là, à 70 mètres au-dessus des eaux, dans le bruit, la chaleur et malgré le vertige, des centaines d’ouvriers et d’ingénieurs s’affairent – une ruche d’innombrables corps de métiers qui travaillent nuit et jour pour achever l’ouvrage. Le pont sera inauguré à la fin de l’été, et aujourd’hui un petit homme, sacoche sous le bras, costume un peu trop chaud pour la saison et front brillant de sueur, passe au milieu des ouvriers, observe, sourit. Ce type que personne ne semble connaître, c’est Michel Virlogeux. Et ce pont sublime, c’est lui, avec son comparse l’ingénieur suisse Jean-François Klein, qui en est le concepteur.
Il en a pensé, ou contribué à concevoir, des centaines d’autres. Le viaduc de Millau, c’est lui. Le pont de Normandie, c’est lui. Celui de l’île de Ré, lui encore… Tous les ponts que la France a érigés durant les années 70 et 80, il les a soit expertisés, approuvés, soit entièrement dessinés, en tant que directeur, pendant près de vingt ans, de la division des ponts du Service d’études techniques des routes et autoroutes. Ingénieur indépendant depuis 1995, il est aujourd’hui réclamé partout pour son inventivité, son sens technique et son expérience sans équivalent dans l’art si beau de rejoindre les rives. « Il est sans doute l’ingénieur français le plus compétent et le plus connu à travers le monde, affirme Pierre Léger, responsable de la rétrospective que l’Ecole d’architecture Paris-Val de Seine vient de lui consacrer. Hélas, le grand public ne retient à propos des ponts que le nom des architectes associés à l’ingénieur, comme Norman Foster pour Millau, dont l’apport, seulement en phase finale, a été très marginal en termes de conception. »
Virlogeux confirme l’injustice en haussant les épaules : pour un pont, c’est l’architecte qui détient le droit à l’image, mais, si l’ouvrage s’effondre, alors c’est l’ingénieur qui est seul à être blâmé. A l’un la gloire, à l’autre l’écrasante responsabilité. Le Yavuz Sultan Selim, troisième pont construit au-dessus du Bosphore, d’ailleurs conçu sans architecte, supportera huit files de voitures et deux