Jérôme Kerviel, le film !
Quand le réalisateur des « Choristes » s’attaque à la finance… Notre spécialiste* a vu « L’outsider ».
Exit les bons sentiments qui avaient valu à Christophe Barratier une critique unanime pour « Les choristes ». En s’attaquant au portrait du trader déchu Jérôme Kerviel, l’homme qui a fait perdre 5 milliards d’euros à la Société générale, le réalisateur s’aventure sur un terrain miné : celui de la finance, où – vu du fauteuil du cinéaste comme de celui du spectateur – le « méchant » est trop souvent le vilain système qui pousse de talentueux jeunes gens à se croire au casino. Alors que l’ex-salarié de ladite banque joue aujourd’hui les « croisés antisystème », soutenu par une partie de la gauche radicale (et par les prud’hommes, qui viennent de lui accorder sa première victoire judiciaire), la tentation était grande de marcher dans les pas de la défense et de récrire à la sauce Robin des Bois l’histoire de ce « petit gars » passé sans transition de sa Bretagne natale aux salles de marché de la Défense. On a eu un peu peur lorsque le générique a annoncé que le film était librement inspiré du récit de Kerviel. Mais Barratier le dit : l’ancien trader n’a pas coécrit le scénario, même s’il a été consulté pour des répliques comme : « Qui a traité des RWE en after market ? » ou « Tu peux déshisto-réhisto ma valo ? Je suis pas hedgé ».
On a ensuite frémi en voyant les premières images : tours vertigineuses, millions envolés sans états d’âme, virées nocturnes et bizutage potache du « petit nouveau ». Le spectateur a droit à tous les clichés collant à la peau des traders depuis Oliver Stone et son mythique « Wall Street »…
Mais ces concessions faites par Christophe Barratier à la vérité lui seront pardonnées. Tant pis si le desk Delta One, loin de la ruche survoltée décrite dans le film, était une plateforme automatisée sans réelle prise de risque et sans leader charismatique. Car très vite nous voilà embarqués avec le jeune Arthur Dupont, acteur inconnu qui prête avec talent ses yeux bleus et son visage anguleux au personnage de Kerviel, dans l’engrenage infernal de « la salle ». Un monde où la valeur se mesure aux gains de la journée et à la taille du bonus. Pris en main par le redoutable Fabien Keller – génial François-Xavier Demaison, très inspiré en chef d’équipe aux accents messianiques, disciple assidu du dieu Argent –, l’ambitieux Kerviel se révèle un élève aussi assidu qu’inventif. Prompt à s’affranchir des règles, le petit employé du middle office quitte bientôt la soute de la banque pour rejoindre le trading floor, là où se jouent chaque jour des centaines de millions. Plus introverti que son avatar cinématographique, le « vrai » Jérôme ne sera jamais la mascotte de l’équipe. Mais, à force d’heures sup et de services rendus, il devient effectivement une « bonne gagneuse » respectée de ses collègues plus capés.
Géniale imposture. Est-il initié par ces derniers au frisson du Spiel, technique interdite consistant à placer non plus l’argent des investisseurs mais celui de la banque dans des opérations risquées, ou en découvre-t-il seul les joies ? Là où la justice pénale a vu un mouton noir égaré parmi les blanches brebis de la Société générale, « L’outsider » fait de Kerviel un Frankenstein de la finance enfanté par ses donneurs d’ordres. Les polytechniciens qui l’entouraient, aveuglés par des années de formatage intellectuel, ontils échoué dans leur appréciation du danger ? Ou ont-ils, comme veut le croire Barratier (et bien d’autres avec lui), sciemment joué les apprentis sorciers ?
« Tu ne seras jamais un grand trader » , lui écrit son mentor dans le film lorsqu’il découvre que les prouesses de son protégé sont le fruit d’opérations illicites à grande échelle. Dans la vraie vie, entre 2000 et 2008, quelqu’un a-t-il eu la lucidité nécessaire pour s’apercevoir que derrière la success story Kerviel se cachait une géniale imposture, un tricheur aux nerfs d’acier ? « L’outsider » n’est pas un énième film sur la finance folle… C’est l’histoire d’une mégalomanie qui a prospéré sur un terreau fertile, celui de la dérégulation et de la course aux profits bancaires des années 2000 Sortie le 22 juin.
Mélanie Delattre est l’auteur, avec Emmanuel Lévy, de « L’homme qui valait 5 milliards », consacré à l’affaire Kerviel (First, 2008).