Le Point

« La gauche française est la plus rétrograde d’Europe

Ce qu’il dit de Mitterrand, Chirac, Hollande, Juppé, Macron… Son « testament politique »

- Par Michel Rocard

Le Point : Nous vivons une période de rupture inédite. Quel projet politique crédible peut permettre d’adapter notre société à ces bouleverse­ments ?

Michel Rocard : Pour diriger une société, il faut la comprendre. Or on ne peut plus se comprendre. On va rentrer tous ce soir chez nous et regarder les infos. Il y aura 60 % de faits divers. On ne nous donne ni la matière ni le temps pour comprendre. Et la presse écrite se laisse entraîner par l’informatio­n continue, la télé, Internet… Le système fonctionne pour le divertisse­ment. Comment, dès lors, comprendre le Moyen-Orient ou la crise économique ? Le monde du savoir ne produit plus de connaissan­ces interdisci­plinaires, les sociologue­s ne travaillen­t pas avec les économiste­s, qui ont peu ou pas de contact avec les politiques. C’est donc une question de temps ?

Les politiques sont une catégorie de la population harcelée par la pression du temps. Ni soirée ni weekend tranquille, pas un moment pour lire, or la lecture est la clé de la réflexion. Ils n’inventent donc plus rien. On sent venir l’élection sans projet de société d’un côté comme de l’autre. La démocratie chrétienne avait un projet de société pour toute l’Europe, qu’elle a fini par abandonner. Le gaullisme a disparu. Le communisme s’est englouti dans son propre archaïsme. Le socialisme porte un projet, mais il n’est

plus clair depuis longtemps. D’ailleurs, il n’y a plus guère que moi pour en parler… parce que je suis archaïque, probableme­nt. L’autre projet de société possible, c’était l’Europe. Je suis de ceux qui sentaient qu’elle pouvait être le concentré de tout ce qui s’était fabriqué en France : les droits de l’homme, le respect des pactes et des traités… On a beaucoup rêvé de ce modèle européen, mais il s’est affaibli, grignoté par les souveraine­tés. Dans ce cas, pourquoi êtes-vous favorable au Brexit ?

Parce que la Grande-Bretagne ne conçoit pas l’Europe comme une entité politique… Elle ne souhaite pas qu’elle soit un pouvoir de régulation mondiale. Or l’Europe est en train de disparaîtr­e, elle est absente de cette partie du monde où un milliard d’hommes pensent « musulman », et qui est la source de notre alimentati­on en pétrole. La présence de la Grande-Bretagne depuis 1972 dans l’Union européenne nous interdit d’avancer. Donc, je souhaite le Brexit. Mais il n’est pas sûr que nous sachions en profiter. Vous ne faites pas confiance à François Hollande et Angela Merkel pour relancer l’Europe après le référendum britanniqu­e ? Ce n’est pas une question de personne. Mais je fais confiance au peuple. Le vide que laissera éventuelle­ment le Brexit va générer des mouvements sociaux. Si bien que la pression des peuples européens peut conduire l’Europe à se reconstitu­er et à construire, enfin, par exemple, une relation avec la Chine.

Cameron a-t-il « joué avec les allumettes » ?

Ça, vous pouvez le dire. Il y a une sorte de stupidité britanniqu­e récente. Pendant toute la période où cette grande nation a dominé le monde, elle n’a jamais été xénophobe. Elle a essaimé mieux que d’autres son modèle démocratiq­ue. Et puis, à partir du milieu du XXe siècle, le développem­ent d’une presse de caniveau sous l’influence de deux magnats étrangers, l’Australien Rupert Murdoch et le Canadien Conrad Black, a fait émerger la haine en libérant la presse de toute exigence de respect de l’autre. Les Anglais ont aussi eu la hantise de voir leur langue céder du terrain au profit d’autres langues européenne­s, et ils redoutaien­t qu’un système de décision né sur le continent européen ne contrecarr­e leurs intérêts marchands.

En France, on ne parle plus que d’Emmanuel Macron. Est-ce un homme de gauche ?

La vérité française, c’est que l’on ne sait plus ce qu’est la droite et la gauche. Autrefois, les critères étaient la proximité avec le PC et un degré d’étatisme important, préservé même à droite par de Gaulle. Deux archaïsmes dont Macron s’est totalement affranchi, mais il reste du côté du peuple, donc de la gauche. Assurer un bien meilleur niveau d’emploi, Macron ne pense qu’à ça. Réduire les inégalités, on peut encore faire avec lui. Reste le vrai signal de gauche qui consiste à donner à l’homme plus de temps libre pour la culture, les choses de l’esprit, le bénévolat associatif, etc. Le capitalism­e doit ménager cet espace. C’est le modèle du socialisme démocratiq­ue à la scandinave.

« Les droits des citoyens ne se résument pas aux “acquis sociaux”. Le véritable socialisme, c’est l’accès pour tous aux activités de l’esprit. »

Emmanuel Macron et Manuel Valls affirment que vous êtes leur mentor. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Ils le font tout le temps, c’est gentil à eux et je les en remercie… Mais ils n’ont pas eu la chance de connaître le socialisme des origines, qui avait une dimension internatio­nale et portait un modèle de société. Jeune socialiste, je suis allé chez les partis suédois, néerlandai­s et allemand, pour voir comment ça marchait. Le pauvre Macron est ignorant de tout cela. La conscience de porter une histoire collective a disparu, or elle était notre ciment. Macron comme Valls ont été formés dans un parti amputé. Ils sont loin de l’Histoire.

Une partie de la gauche rejette Macron…

Oui, tous ceux qu’on appelle les « frondeurs », c’està-dire les gens qui pleurent la perte des signes identitair­es de la gauche. Les frondeurs exigent des politiques qui ont gardé le nom de « gauche » dans leur patrimoine qu’ils envoient des ordres politiques au marché, comme corriger les inégalités ou préserver le repos dominical. Mais le marché digère mal les signaux politiques non calibrés.

François Hollande bat des records d’impopulari­té. S’il ambitionna­it un second mandat, quel serait votre conseil ?

Changer ! Le problème de François Hollande, c’est d’être un enfant des médias. Sa culture et sa tête sont ancrées dans le quotidien. Mais le quotidien n’a à peu près aucune importance. Pour un politique, un événement est un « bousculeme­nt ». S’il est négatif, il faut le corriger. S’il est positif, en tirer avantage. Tout cela prend du temps. La réponse médiatique, forcément immédiate, n’a donc pas de sens. Cet excès de dépendance des politiques aux médias est typique de la pratique mitterrand­ienne, dont François Hollande est l’un des meilleurs élèves. Or le petit peuple de France n’est pas journalist­e. Il sent bien qu’il est gouverné à court terme et que c’est mauvais. Cela dit, je ne crois pas que Franç oi s Holl a nde y pui ss e quelque chose. D’abord, c’est trop tard. Et puis, on ne change pas comme ça.

Votre pronostic est assez négatif !

L’espoir de l’actuel président de la République de repasser… D’abord, je me demande pourquoi il ferait ça. Il doit commencer à ne plus croire lui-même qu’il fera baisser le chômage. Mais, vous savez, l’attitude de François Hollande n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui compte, c’est l’attitude des médias. La France est entrée dans un déclin profond à cause de la manière dont nous communiquo­ns les uns avec les autres, et c’est irrémédiab­le.

Vous évoquiez François Mitterrand. En quoi a consisté votre dernière rencontre ?

Je l’ai vu pour la dernière fois quelques jours après son décès : je suis allé saluer sa dépouille. J’avais cessé de le voir régulièrem­ent. Notre dernière conversati­on remonte au jour où il a demandé ma démission… A partir de cet instant, j’ai eu un réflexe que n’ont eu ni Giscard ni Fabius : je ne me suis plus occupé de politique française. Je n’ai plus eu de conversati­on sérieuse avec Mitterrand depuis ce jour-là.

Diriez-vous à la lumière de sa trajectoir­e que Mitterrand était, en fait, un homme de droite ?

Tout le démontre. C’est évident. Mitterrand était un homme de droite. N’oubliez pas qu’il est devenu premier secrétaire du Parti socialiste moins de trois jours après avoir pris sa carte… Comme accoutuman­ce à une longue tradition culturelle, c’est un peu bref.

Y a-t-il une chose que vous regrettez de ne pas lui avoir dit ?

Non… On s’est tout de même dit beaucoup de choses, par écrit. Ce qui a scellé la qualité de nos relations, c’est quand j’ai écrit, pendant la guerre d’Algérie, qu’il était un assassin. Ministre de la Justice, il refusait d’instruire les demandes de grâce des condamnés à mort. Il faisait la grève administra­tive pour tuer. Forcément, il n’a pas aimé… Nous n’en avons jamais reparlé.

Jamais ?

Non, cela nous aurait compliqué le travail. Parce qu’on a bien travaillé ensemble. Avez-vous repéré un détail drôle ? Prenez le sondage de popularité du Journal du dimanche sur cinquante ans. Si vous additionne­z les cotes de popularité des présidents et des Premiers ministres, nous sommes le binôme gouvernant le plus populaire ! Nous avions tellement peu de plaisir à être ensemble que nous travaillio­ns très vite. Nous avons fait le RMI ensemble dans l’enthousias­me. Et puis il m’a laissé faire la Nouvelle-Calédonie à ma manière. Et la CSG, certes très discutée, mais qui est tout de même un impôt de justice, et les Français l’ont bien compris.

« Les Allemands ont, après guerre, envoyé Marx aux oubliettes de l’Histoire pour se rallier à l’économie de marché. Pas la France. »

Pensez-vous, comme Régis Debray, que la gauche française a perdu la bataille des idées ?

Oui, la gauche a perdu la bataille des idées, et pas seulement en France. La crise est profonde, mondiale. Quel que soit le prochain président, il n’aura pas les moyens de résoudre tout seul la crise économique. Je ne me prêterai donc pas au jeu de rôles de savoir qui sera le prochain. On peut toujours s’en prendre au politique, mais ce n’est pas sérieux. Nous sommes passés de 5 à 6 % de croissance économique à 2 ou 3 % au mieux. L’autre phénomène est le mépris pour l’investisse­ment : les détenteurs de fortunes préfèrent désormais jouer avec leur argent qu’investir. Les actionnair­es s’y sont mis. Ils ont réclamé plus d’argent. Pendant les Trente Glorieuses, période de plein emploi, on rémunérait mal les actionnair­es car on payait bien la main-d’oeuvre. Henry Ford avait donné le la en inventant la semaine de cinq jours payés six, « pour que mes travailleu­rs, disait-il, puissent acheter mes voitures » . Mais voilà, dans les années 70, on a doublé la part distribuée aux actionnair­es. D’abord aux dépens des sous-traitants – le patronat a externalis­é vers des entreprise­s petites et peu syndicalis­ées pour renégocier les contrats –, puis des employés maison. Cela s’est fait dans tous les pays développés.

Et l’avènement de la quatrième révolution industriel­le ne semble pas générer autant d’emplois que nous pouvions l’espérer…

Les sources d’emploi existent, mais, pour les exploiter, il faut de la connaissan­ce. Qu’on apprenne les biotechnol­ogies comme on apprend l’Egypte ancienne ! Nos chefs d’entreprise et nos syndicalis­tes n’ont pas une culture économique suffisante. Et notre système social tue les poules aux oeufs d’or. Il naît tous les ans en France autant de start-up qu’en Allemagne, sauf qu’ elles meurent dans les cinq premières années à cause de notre fiscalité et du poids excessif de l’administra­tion.

Notre passion de l’égalitaris­me ne produitell­e pas aussi des effets pervers ?

Nous parlons et écrivons le mot « égalité » partout, mais dans les faits la France est dans la moyenne de l’Europe, entre la Grande-Bretagne, clairement inégalitai­re, et l’Allemagne, qui fait mieux que nous. Je le répète, les pays scandinave­s montrent la voie, celle d’une organisati­on sociale plutôt harmonieus­e, sans trop de conflits, et respectueu­se des biens collectifs : éducation, santé, transports publics et environnem­ent.

Quel autre tabou la gauche doit-elle faire sauter ?

La gauche française est un enfant déformé de naissance. Nous avons marié deux modèles de société radicaleme­nt différents, le jacobinism­e et le marxisme. Pas de souveraine­té des collectivi­tés territoria­les, pas de souveraine­té des université­s, tout est gouverné par le sommet, ça c’est le jacobinism­e. Avec la prétention d’avoir une analyse rationnell­e de la production, ça c’est le marxisme. Et, particular­ité française, la volonté révolution­naire de travailler à la démolition du capitalism­e, ce qui explique l’absence

de dialogue social et de culture économique. Pourquoi voulez-vous comprendre le système puisqu’il faut en mettre un autre à la place ? La gauche française se raconte aussi à travers la dynastie de ses chefs : Paul Faure, secrétaire général de la SFIO choisissan­t le ministre du Travail du maréchal Pétain, ou Guy Mollet, inoubliabl­e créateur de la guerre d’Algérie. D’autres leaders ont contesté l’idée du Grand Soir. Ces progressis­tes qui voulaient faire marcher l’économie s’appelaient Jean Jaurès ou Léon Blum. Blum, qui était le seul de la bande à avoir lu Marx, a eu cette phrase en 1936 : « A l’évidence, la situation n’a rien de révolution­naire, nous ne pouvons être que des loyaux gérants du capitalism­e. » Cette dissidence subversive est restée minoritair­e. Les autres pays se sont débarrassé­s du marxisme. Les Allemands ont, après guerre, envoyé la dictature du prolétaria­t, la lutte des classes, Karl Marx et ses certitudes, aux oubliettes de l’Histoire pour se rallier à l’économie de marché. Pas la France, où Mitterrand, qui avait conquis le PS et voulait le pouvoir, avait un besoin stratégiqu­e du PC. Très vite, il a affirmé que les nationalis­ations étaient une revendicat­ion du milieu ouvrier, et que n’était pas socialiste qui s’y refusait. Alors que partout émerge une social-démocratie réformiste, ralliée à une économie de marché régulée pour limiter chômage et inégalités, la gauche française se distingue. La drôlerie, c’est le vocabulair­e : les termes « socialisme » et « social-démocratie » sont interchang­eables, alors qu’ils ne recouvrent pas la même définition.

Diriez-vous que la gauche française est la plus rétrograde d’Europe ?

Dans toute l’Europe, la gauche française est celle qui a été la plus marquée par le marxisme. Elle en porte les traces. On peut admettre que la pensée politique marxiste, ou ce qu’il en reste, est rétrograde.

Comment jugez-vous la droite française ?

Tous les pays développés (Amérique du Nord, Europe, Japon) vivent la même multicrise, croissance ralentie, menaces d’explosions financière­s, drames écologique­s et climatolog­iques auxquels nous ne comprenons rien. Pourquoi voulez-vous que la droite française y échappe ? Elle est même étonnante : la probabilit­é de l’échec du président actuel a fait l’objet d’une visibilité plus claire et plus précoce que d’habitude. Or la droite française, au lieu de profiter de ce temps libre pour mieux étudier, comprendre et préparer le traitement de ces crises convergent­es, a superbemen­t tiré parti de la situation pour intensifie­r les conflits qui la traversent. Je crains qu’elle n’ait guère augmenté son patrimoine intellectu­el pendant ce mandat.

chèque deuxième enfant… La grande Unef, avant la guerre d’Algérie, était un syndicat de services. Nous étions 116 000 adhérents pour 130 000 étudiants. Aujourd’hui, pour 2,2 millions d’étudiants, combien sont-ils à l’Unef ? Défendez-vous toujours les 35 heures ?

On a pris de la plus mauvaise manière possible une mesure dont le sens général était bon. On y a mis trop d’administra­tion. Comment, dans une usine automobile, par exemple, voulez-vous faire travailler au même rythme les gens qui sont à la production, en flux tendu, ceux qui, à la vente, s’adaptent au rythme des clients, et ceux qui sont à l’administra­tion ou à la direction ? Que la loi ne s’en mêle surtout pas ! De toutes les démocratie­s, la France est la seule où la loi s’est occupée du temps de travail et, finalement, on fait moins bien que les autres… La seule chose qui ait marché, c’est la loi Robien, qui permet, dans des centaines d’entreprise­s, comme chez Fleury-Michon, de travailler 28 à 30 heures. Mais le coût du travail en France est trop important. Or augmenter la durée du travail revient à le baisser… Il y a un rééquilibr­age à faire. La part des emplois dans le public est trop importante. Nous avons 1 million de fonctionna­ires en trop, selon les calculs de la Cour des comptes. Le rêve, c’est l’équilibre danois, presque pas de chômage, et des gens qui n’ont pas peur d’y tomber car ils savent qu’ils ne resteront inactifs que quelques mois, parce qu’ils bénéficien­t d’une formation sûre et rémunérée, mais aussi, il est vrai… obligatoir­e.

Vous parlez de formation. Pourquoi notre système éducatif est-il à ce point déconnecté du monde du travail ?

L’école obligatoir­e est le fait des radicaux. Si elle avait été le fait des « hussards de la République », la relation avec le milieu ouvrier eût été infiniment plus forte. A l’inverse, la coupure a été totale. Elle a été orchestrée par les professeur­s de l’enseigneme­nt secondaire, issus de la bourgeoisi­e, qui n’aimaient ni le peuple ni l’école primaire. Nous ne nous sommes jamais remis non plus de la fracture entre les milieux du savoir et ceux de l’économie, science méprisable, puisqu’elle cherchait à savoir comment faire du profit, alors qu’il fallait s’occuper de

préparer la révolution. Cela nous a tenus pendant un siècle et demi au moins. Sans compter le monopole de l’Education nationale sur tout le savoir, y compris l’enseigneme­nt profession­nel, qui s’en est trouvé délaissé, et qu’il faut réhabilite­r absolument.

Emmanuel Macron voudrait que le ministère de l’Economie récupère la tutelle des lycées profession­nels. Est-ce une bonne idée ?

Il n’y a rien de bon dans une idée qui consiste à maintenir le centralism­e et à tout commander par le haut, quel que soit le découpage ministérie­l. Cela se traite par la réforme des établissem­ents et de leur façon de fonctionne­r avec leur environnem­ent économique. Le grand espoir, aujourd’hui, ce sont les régions. C’est compatible avec ce que dit Macron.

La réforme territoria­le a donc été une bonne réforme à vos yeux ?

Oui. J’en suis l’inventeur. J’ai toujours été pour la décentrali­sation, le régionalis­me et le réformisme, mais, pour Mitterrand, le mot « réforme » était déjà une trahison. On est allés dans le bon sens, avec des malfaçons.

Que pensez-vous d’un salaire universel pour ceux qui sont sans activité ?

Cette idée m’a longtemps choqué, car j’ai toujours combattu la dépense publique inutile. Mais ceux qui n’ont pas de travail ont le droit de vivre comme tout le monde. Les droits des citoyens ne se résument pas aux « acquis sociaux ». Le véritable socialisme, c’est, comme je l’ai dit, l’accès pour tous aux activités de l’esprit. Pour le moment, on est loin de tout ça… Il faut déjà trouver une sortie de crise décente avant de penser à perfection­ner le système.

« Mitterrand était un homme de droite. »

La France a déboursé 50 milliards pour les banlieues, mais pour quoi faire ?

La violence urbaine est une vieille affaire. En France, nos rapports avec nos population­s immigrées ont été variables et assez étonnants. Nous avons eu énormément d’immigrés entre les deux guerres. Le recensemen­t de 1936 donne 5 à 6 millions d’étrangers, à peu près autant qu’actuelleme­nt. Ils étaient belges, italiens, polonais pour l’essentiel. La presse les traitait comme on n’ose plus le faire. Mais tout ce petit monde s’est trouvé naturalisé, si bien que l’état-major de la CGT en a compté de nombreux. Tous les Belges se sont francisés. C’est devenu beaucoup plus calme. Et c’est à ce moment-là que la France a commis une de ses premières lâchetés : accélérer le développem­ent en important beaucoup de main-d’oeuvre, notamment du Maghreb. Une population mâle, non formée, célibatair­e. Aucun accompagne­ment pour le logement, aucune anticipati­on des familles qui finiront par venir. Aucune dispositio­n pour préparer l’alphabétis­ation, l’encadremen­t social. Rien. Quatre millions en trois ou quatre ans, de 1969 à 1973. Ce cynisme-là, c’est celui de Pompidou à la demande de nos industries minières, notamment les Charbonnag­es de France, et de l’UIMM, le syndicat métallurgi­ste. L’arrêt de cette procédure d’import massif, c’est Giscard. Avec lui, on permet le regroupeme­nt familial et on cesse l’ostracisme des immigrés d’Afrique du Nord dans les programmes de logement social. Depuis, l’immigratio­n du travail s’est arrêtée, et l’immigratio­n clandestin­e ne concerne pas plus de 200 000 personnes par an, soit peu de chose. Mais cela a créé des poches de colère dans le pays. La France n’est pas seule à importer de la main-d’oeuvre. L’Allemagne a fait pareil avec les Turcs, la Grande-Bretagne avec les Pakistanai­s, les Pays-Bas avec les Indonésien­s… Toujours une population masculine, célibatair­e, sans accompagne­ment social. Mais la géographie a joué différemme­nt.

Que voulez-vous dire ?

Quand les immigrés vont en Allemagne ou en Angleterre, ils tombent dans des pays où le tissu industriel est réparti sur tout le territoire. La géographie industriel­le fait que les immigrés s’installent un peu partout. En France, dès le début, ils se concentren­t dans le Nord-Pas-de-Calais et à Paris. Les conditions d’un ferment d’humiliatio­n, d’aigreur, de colère ont été réunies en France plus qu’ailleurs.

Vous êtes l’inventeur de la « politique de la ville ». A quoi a-t-elle servi ?

A l’origine – et c’est une bizarrerie propre à la France –, ce sont des initiative­s privées qui vont impulser des pol it i q ues publi q ues r é par a t r i c e s .

L’ingénieur nucléaire Hubert Dubedout, à Grenoble, qui n’est pas encore maire de la ville [élu sans étiquette en 1965, il adhérera au PS en 1974, NDLR], va inventer la politique des « quartiers dégradés ». Très investi dans la vie sociale, il se débrouille pour convoquer, sous l’autorité des associatio­ns de riverains en colère, puis du maire quand il le devient, les autorités locales des finances, de l’équipement, de la police, du téléphone, de la justice, et les préfets, pour trouver des solutions. Il sollicite des subvention­s à Paris, mais le traitement des quartiers dégradés se fait au niveau local. Sur le terrain, les « militants de la ville », qui font le boulot, ce sont les rocardiens, pas les staliniens. Chez les communiste­s, la doctrine est qu’il faut faire pourrir tous les problèmes jusqu’à ouvrir une crise qui crée un changement politique. Donc, on ne rafistole pas la Sécurité sociale, ce n’est pas la peine, ça dépolitise­rait. Ils ont méprisé le peuple de France comme ça pendant cinquante ans… En fait, cette politique de la ville est l’oeuvre de héros, d’abord bénévoles. Qu’est-ce qu’un animateur de la politique de la ville ? C’est un loubard mal rémunéré, qui a assez d’autorité sur les petits frères pour les tenir au calme, assez de rage de vivre pour les engueuler quand ils font mal leurs devoirs. Et qui sait aussi résister aux vrais délinquant­s, frères ou cousins. Pour fabriquer des héros c o mme ça , il n’ya pas d’école… Mais on a étendu le nombre de quartiers dégradés et on s’est perdus en route. Les responsabl­es de la politique de la ville sont devenus, de mon fait, les sous-préfets, qui sont restés seuls quand on a manqué d’animateurs…

Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?

En 1988, le camarade Mitterrand se représente à la présidence de la République et – ô miracle – est réélu. Et, ô surprise, il me fait Premier ministre. Mitterrand a alors eu une « grande idée » : reprendre le contrôle de toutes ces inventions sociales nées de la décentrali­sation, antijacobi­nes dans leur principe. Il a décidé de créer un ministère de la Ville, en se disant qu’il y aurait toujours quelqu’un à qui cela ferait plaisir. Une folie ! Une politique de la ville repose sur la police – 150 000 hommes –, sur l’Equipement – qui a l’essentiel du budget –, sur la Justice et l’Education nationale. Point. Comment voulez-vous que s’en sorte un petit ministre de la Ville, non gradé, sans budget, siégeant en bout de table ? On est passés du terrain bénévole à une bureaucrat­ie mendiante. J’ai hurlé, mais je n’ai rien empêché, car le chef s’appelait Mitterrand. Je ne dis pas que Mitterrand a créé un ministère de la Ville pour que ça rate, mais il a créé des conditions où ça ne pouvait que rater.

Il y a aussi une remise en cause de notre modèle d’intégratio­n par assimilati­on…

C’est la mode actuelle de dire cela. Gilles Kepel, grand universita­ire, spécialist­e de l’islam, a multiplié les observatio­ns. L’une d’entre elles est que le succès scolaire des enfants nés français mais issus d’une génération d’immigrés est meilleur que celui des Italiens ou Portugais d’entre les deux guerres. Je ne sais pas si notre modèle d’intégratio­n a tant failli que ça, et je me suis toujours indigné des simplifica­tions commodes, de celles qui désignent un bouc émissaire : les musulmans ; ou bien de celles qui préfèrent décider qu’on n’y peut rien. Je suis sûr d’une chose : lorsqu’on témoigne du respect aux gens, il n’y a pas d’exception au fait qu’ils vous le rendent formidable­ment.

Donc, vous ne croyez pas au discours de la gauche sur le déterminis­me social qui expliquera­it la faillite actuelle ?

Vous avez dit «la gauche» ? Les idées toutes faites sont reposantes. On n’a pas besoin de lire et de comprendre pour faire une campagne électorale, il suffit de recopier des discours écrits par d’autres. C’est de cela que la France crève. Mais, pour généralise­r le respect, il faut une administra­tion d’Etat suffisamme­nt tolérante pour laisser faire, favoriser et même subvention­ner les initiative­s locales, l’innovation. Le problème avec l’Education nationale par exemple, c’est que beaucoup de profs se sont lancés dans des expérience­s pédagogiqu­es nouvelles mais que la plupart de ces expérience­s n’ont pas duré le temps de la scolarité, soit sept ans. Elles sont restées marginales. D’autant que les syndicats de l’Education nationale n’ont pas soutenu ces initiative­s.

Pour revenir à l’intégratio­n, une partie de la jeunesse française, issue de l’immigratio­n, ne s’est-elle pas détachée du reste de la nation ?

Ce sujet mérite une très grande enquête. A-t-on seulement des sondages ? Ce qui est sûr, c’est que, lorsque zéro virgule quelque chose pour mille de ces jeunes sombre dans la folie et le meurtre, la zone de peur

« Macron comme Valls ont été formés dans un parti amputé. Ils sont loin de l’Histoire. »

s’aggrave, et la zone de culpabilit­é s’étend, faute de savoir mesurer et comprendre le phénomène. On pourrait demander à la Sofres de déployer des enquêteurs dans nos villes avec un questionna­ire un peu malin. J’ai maintenant 85 ans, je ne me balade plus dans les rues, je ne me rends peut-être pas compte de la situation (sourire).

Le profil des auteurs des attentats de novembre comme ceux de janvier 2015 interroge…

Si j’ai bien lu la presse, ce profil est essentiell­ement accidentel. Il n’y a pas de djihadisat­ion sans un choc, paternel, sexuel ou scolaire. Mais je ne crois plus à rien de ce que je lis. J’ai quand même été pendant dix-huit ans maire en banlieue, et je n’ai jamais eu un problème.

Comment cela se passait-il ?

J’avais les meilleures relations du monde avec le président de ma vieille communauté algérienne. C’est vrai que ça date un peu. Ce n’était pas encore l’époque du djihad, mais il y avait quand même 2 000 à 2 500 Algériens dans ma ville de Conflans-Sainte-Honorine. Je n’ai jamais eu de drame, et la solidarité était réelle.

On en revient à l’idée du respect…

Ou plutôt à sa disparitio­n… Mon ami l’essayiste américain Jeremy Rifkin avait publié un livre intitulé « Vers une civilisati­on de l’empathie » (1). A ses yeux, l’empathie est la valeur structuran­te de la vie. C’est magnifique ! L’empathie, plutôt que la solidarité, qui apparaît plus comptable…

Comment avez-vous vécu le débat sur le voile ?

La première loi sur le voile islamique date de mon gouverneme­nt. Je suis fils de protestant, coécrivain de la laïcité, et bien placé pour savoir que la France doit une grande partie de son rayonnemen­t à ce visage de pays d’accueil, pas encore totalement détruit. Pour y avoir beaucoup réfléchi, j’ai le sentiment d’un débordemen­t par le symbolique. Et le drame du symbole, c’est qu’on ne négocie pas avec. On prend ou on ne prend pas. Quand vous êtes embarqué dans le symbolique, vous êtes dans l’excès. Nous avions fait une loi qui, sept ou huit ans plus tard, était encore discutée. Dans ce cadre, non seulement les mots comptent, mais aussi l’enthousias­me qu’on met à les prononcer, les silences, les virgules. Lionel Jospin, à l’Education, mon chef de cabinet, Yves Colmou, et moi, avons eu l’impression que notre loi serait mieux passée si on avait inversé l’ordre des mots entre « dignité », « laïcité » et « tolérance » aux autres religions, tellement l’ordre dans lequel on traitait les symboles était décisif. Nous avions en face de nous des militants qui avaient une jouissance à faire monter la brutalité. Une jouissance… Phénomène identique entre les pro-Palestinie­ns et les pro-Israéliens dans nos banlieues. Ou dans un congrès socialiste (sourire).

Vous évoquiez la France comme terre d’accueil. Or, avec le drame des migrants, les frontières reviennent au galop !

Mme Merkel a été courageuse, mais nos opinions publiques n’ont pas été très correctes. Elles n’ont délivré qu’un seul message à ses élus politiques : « On s’en fiche, on ne veut plus les voir. » C’est assez abominable. Dans cette affaire, l’honneur fut allemand, même s’ils perdent 500 000 habitants par an, ce qui aide la générosité. Il y a une complicité des élus, des opinions et de la presse pour faire porter toute la charge sur les pauvres gouverneme­nts en

occultant totalement le fait que, accueillir des gens nouveaux, ce ne sont pas les gouverneme­nts qui s’en chargent, ce sont les maires. Ce sont eux qui ont les clés de l’acceptatio­n. Seul un collège de maires devrait pouvoir se prononcer : on peut ou on ne peut pas accueillir les migrants. En faire un problème national, c’est décider que l’impuissanc­e a le pouvoir.

Que répondez-vous à ceux qui disent : comment accueillir des migrants, alors que l’on a du chômage, pas assez de logements sociaux et des problèmes d’intégratio­n ?

Ces discours qui occupent les médias éludent les questions principale­s : est-ce qu’on donne à l’Onu un vrai pouvoir de sanction contre les déclencheu­rs de guerre ? Est-ce qu’on peut doubler les budgets d’aide au développem­ent pour rendre caduque l’idée que la solution serait ailleurs que chez eux ? Ce sont celles-là, les vraies solutions. Pour penser, quand on est au café du commerce, que les problèmes naissent de l’ impuissanc­e de la communauté internatio­nale à prévenir les guerres et de l’inefficaci­té de l’aide au développem­ent, il faut qu’on vous le dise de temps en temps. Mais la presse ne remplit pas ce rôle. Donc, je ne peux même pas m’offrir le luxe d’en vouloir aux opinions publiques.

« Pour faire une campagne électorale, il suffit de recopier des discours écrits par d’autres. C’est de cela que la France crève. »

Le monde se numérise et rend notre pays vulnérable à la propagatio­n d’idées extrêmes via Internet. Craignez-vous ce phénomène ?

Pour ce qui est des djihadiste­s, l’influence était essentiell­ement due à des événements français. Mais nous ne parlons que de quelques centaines d’individus. Dans la numérisati­on, je vois plutôt un danger pour notre langue. Avec les SMS et autres, il n’y a plus d’orthograph­e, de nuances, de doute. Le doute est l’accompagna­teur infatigabl­e du progrès. Sans le doute, une démocratie ne peut fonctionne­r. L’éthique, la générosité, la noblesse, l’intégrité n’ont pas leur place dans un système limité à la transmissi­on de faits brutaux. Je ne crois guère au baratin de la restaurati­on démocratiq­ue par Internet.

Sur le plan stratégiqu­e aussi, nous vivons une crise profonde. Le modèle occidental subit une perte de crédit moral et politique alors qu’il s’impose toujours au plan économique.

Premier constat : le monde tel qu’il est aujourd’hui ne comporte pas d’Europe. Elle est absente. Entre l’Ouest de l’Inde, la moitié de l’Afrique et le Moyen-Orient jusqu’aux frontières de l’UE, vous avez 1,5 milliard d’hommes, dont 100 millions de chiites en colère et en émergence. La Russie suit ce mouvement avec un intérêt vigilant, et l’appuie. Parce que l’économie pétrolière du monde a été jusqu’à présent dominée par des sunnites, et que l’Occident s’est débrouillé pour prendre l’ascendant sur eux et garder le contrôle de cette zone. L’Irak était majoritair­ement chiite, mais son système institutio­nnel de pouvoir était sunnite et contrôlé par les Occidentau­x. Quant à la Syrie, c’est une dictature séculière, appuyée sur les Américains et sur nous, qui a maintenu l’ordre en calmant ses chiites. Mais la majorité de sa population est sunnite. Le reste est une somme de minorités, kurdes, druzes, maronites du Liban, chrétienne­s. Cet édifice tenait grâce à un dictateur laïc. L’imbécillit­é occidental­e a voulu qu’on mette en cause ce système, sans s’apercevoir que sa brutalité interne, hautement condamnabl­e moralement, était sans toxicité externe. Voici l’origine du désordre sanglant où nous sommes.

Sans compter la poussée de l’islamisme radical…

Peut-on pour autant parler d’un réveil religieux ? Ni en Irak ni en Syrie, l’aspect religieux n’a été dominant. Ce sont des irruptions de politique nationale, interne, intra-ethnique. Le djihad se greffe là-dessus par hasard, mais c’est un phénomène tout différent, qui traduit une crise de l’intégratio­n dans les pays développés.

Mais nous, Français, n’avons-nous pas joué, comme les Américains, un jeu dangereux en Syrie, en soutenant des groupuscul­es qui visent à dépecer le pays ?

J’en parle beaucoup à Valls et à Ayrault. Je trouve insupporta­ble que nous soyons absents de cette région chaotique où se jouent nos intérêts. Nous sommes très dépendants de l’équilibre pétrolier moyen-oriental. Nous ne pouvons être exclus de la reconstruc­tion de l’économie pétrolière mondiale avec un Moyen-Orient passé sous domination chiite. Car l’Irak sera un jour une démocratie où les chiites seront majoritair­es. Et puis la dynamique chiite marque les affaires publiques jusqu’en Syrie. C’est l’ouverture d’un jeu où la France a un intérêt majeur.

Si l’Iran fabrique la bombe nucléaire, pensezvous que la paix du monde s’en trouvera vraiment menacée ?

Non… Je vais vous raconter une histoire. Un jour, un nouvel ambassadeu­r d’Iran – ancien ingénieur nucléaire parfaiteme­nt francophon­e – me

demande audience. Ma réaction est méfiante. Ahmadineja­d faisait partie des pro-nucléaires. Mais refuser de serrer la main tant qu’on n’est pas en guerre n’est pas dans ma tradition. On fixe un rendez-vous. Il fait irruption dans les locaux, en costume troispièce­s, alors que son prédécesse­ur était enturbanné. Nous voilà debout, face à face. Je m’abstiens de tout salamalec, et, au lieu de « Bonjour », je lance : « – Monsieur l’ambassadeu­r, vous la voulez vraiment, cette bombe ? – Evidemment non, monsieur le Premier ministre. – Ah bon ! Ce n’est pas toujours l’impression que l’on a. – Je sais, mon pays est compliqué, mais je vous connais assez, monsieur le Premier ministre, me dit-il, pour supposer que vous avez tout compris. Quel est à votre avis le projet principal de l’Iran ? – Re de v e n i r le leader régional. – Monsieur le Premier ministre, vous en savez assez pour comprendre que, du jour où nous aurons la bombe, nous aurons des relations exécrables avec tout notre voisinage. Avoir la bombe et prétendre jouer un rôle mondial est parfaiteme­nt contraire à nos ambitions de soft power dans la région. » Sur ce, nous sommes allés prendre un café.

Depuis l’époque où vous étiez à Matignon, le lien avec les Iraniens n’a jamais été rompu ?

Je suis un ancien Premier ministre que tout le monde a un peu respecté dans tous les coins du monde – ma réputation d’anticoloni­aliste, à cause de la guerre d’Algérie… Cela me rappelle une scène. En 2009, l’Iran fait déjà peur à tout le monde. Nous avons derrière nous deux séquences de négociatio­ns interrompu­es sans conclusion sur le statut du nucléaire militaire iranien. Il se livre là-bas une lutte interne violente entre la moitié des mollahs, appuyés sur l’appareil militaire et scientifiq­ue moderne et diplômés à l’occidental­e, qui veulent la bombe nucléaire, et l’autre moitié, qui n’en veut à aucun prix et rêve d’ouverture au commerce mondial. Rappelons que la condamnati­on de l’arme nucléaire comme non compatible avec le Coran est multiple et répétitive. Il y a même une fatwa à ce sujet. Ce conflit interne a pris une importance suffisante pour intéresser la diplomatie américaine. On négocie, ça rate, mais les frontières ne sont pas complèteme­nt fermées. Et puis, un jour de 2009, les Iraniens

arrêtent une jeune fille, Clotilde Reiss, 24 ans, stagiaire en sociologie urbaine. Il faut imaginer, quelques semaines après, l’ambassadeu­r d’Iran à Paris, tout en finesse et ironie, me dire, dans un français impeccable : « C’est vrai, cette pauvre jeune fille n’était pas vraiment dangereuse à elle toute seule, et l’incarcérer n’était pas aimable, mais tout de même, avant de nous insulter publiqueme­nt, la France aurait dû rappeler que son père était un officier de la DGSE, sa mère haute fonctionna­ire civile du ministère de la Défense, et qu’elle avait choisi comme lieu de stage la ville-dortoir de l’une de nos grandes concentrat­ions industriel­les nucléaires… Si ces informatio­ns avaient été données, nous nous serions sentis moins insultés et aurions traité cette affaire avec plus de souplesse. » Vous avez revu l’ambassadeu­r d’Iran ?

Clotilde Reiss fait de la prison, puis elle est assignée à résidence à l’ambassade de France. A ce moment-là, l’ambassadeu­r cherche à me rencontrer, résolu à aller jusqu’au Groenland, où je me trouve en mission ! Cela se termine chez moi, près de Paris. Il me dit en substance : « Nous sommes très ennuyés par cet imbroglio, nous avons tout l’Occident contre nous. Nous, Iraniens, avons besoin de modernité, de technologi­es, de commerce. On veut parler à l’Occident, donc avec vous, Français. Or, pour cela, il y a deux voies. L’officielle – une ambassade, un ministère des Affaires étrangères –, et la parallèle – l’accès direct au cabinet du président de la République. L’ennui, c’est que toutes deux sont bloquées. Donc, on a décidé de faire appel à vous. Et puis vous êtes écouté à gauche comme à droite. Venez en Iran. Vous pourriez même ramener la jeune fille. » En fait, Anglais et Américains n’ont jamais cru que les « antinucléa­ires militaires iraniens » pourraient gagner chez eux. Or c’est ce qui s’est passé. Cette erreur a duré près de dix ans et perturbé toute la politique occidental­e, y compris française, vis-à-vis de l’Iran. Qu’avez-vous fait ?

Cela m’a pris trois mois. Je passe par Claude Guéant, alors secrétaire général de l’Elysée. Il faut un accord du président de la République. Et celui-ci finit par charger Jean-David Levitte de régler l’affaire ! Evidemment, Levitte ne m’appelle pas, mais convoque l’ambassadeu­r d’Iran et lui passe le plus gros savon qu’il ait jamais reçu de sa vie, lui interdisan­t d’en parler désormais à quiconque en dehors de lui. Résultat :

« Avec les SMS, il n’y a plus d’orthograph­e, de nuances, de doute. Or le doute est l’accompagna­teur infatigabl­e du progrès. »

Clotilde Reiss tire un an et demi de plus d’internat à l’ambassade de France. Les Iraniens me réinvitent en novembre 2011. J’en réfère à mon ministre des Affaires étrangères de l’époque, un nommé Alain Juppé, et au candidat de la gauche déjà désigné à la présidence de la République, un certain François Hollande. L’ambassadeu­r d’Iran me demande, pour conforter sa position en interne, de lui adresser une lettre assurant que Juppé et Hollande sont d’accord. Je la demande aux deux. Juppé m’écrit. Hollande demande à Moscovici de le faire, ce qu’il ne fallait surtout pas faire, c’était le camp d’en face ! Rien, évidemment… Et là-dessus, je tombe malade. Mon voyage a finalement lieu, mais en pleine campagne présidenti­elle. Je rentre à midi à Orly, le jour où le président nouvelleme­nt élu organise un déjeuner de tous les anciens Premiers ministres socialiste­s. Hollande me dit : « On en parle plus tard. » Je demande à Fabius un rendez-vous. Quinze jours après, il me téléphone : « Michel, je refuse de te recevoir à propos de l’Iran. » Je n’ai rendu compte de ma mission à personne.

Aujourd’hui, quels conseils donneriez-vous à notre ministre des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault ?

La première chose à faire eût été de soutenir Obama dans cette négociatio­n très difficile, où la moitié de la table obéissait aux consignes du Premier ministre israélien Netanyahou, fou de méfiance et d’envie d’aller au choc avec Téhéran. Ce fut malheureus­ement la ligne Sarkozy-Levitte qui l’emporta, suivie par Juppé et reprise par Fabius sans examen interminis­tériel, et moins encore présidenti­el. Je pense que Fabius a joué contre son propre pays. Il reste maintenant à sortir de la méfiance et à passer aux travaux d’applicatio­n. Les Iraniens ont besoin de nous dans le génie de l’eau, où nous sommes les meilleurs, dans le génie nucléaire civil, dans l’automobile bien entendu, dans la rénovation de leur agricultur­e… Cela suppose que Jean-Marc Ayrault restaure, avec les Américains, un niveau d’entente qui permette de faire la paix en Irak, puis de trouver une issue à la crise syrienne dans des conditions où l’on puisse reprendre langue avec les Russes.

Parlons de la Russie, justement. Que pensezvous de l’attitude occidental­e à son égard ?

Cela remonte à 1991. Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, annonce au monde qu’il met fin au pacte de Varsovie. La suppressio­n du pacte de Varsovie pose la question de l’utilité du Pacte atlantique. Et là, l’Occident commet une erreur tragique. Eltsine ne reçoit aucune réponse. Rien. Silence absolu. Six mois plus tard, le président américain réagit, au nom de l’Otan – mais sans avoir consulté aucun de ses membres –, pour dire en substance aux Russes : « C’est bien d’avoir abandonné le communisme et le pacte de Varsovie ; mais vous restez russes et, par conséquent, nous restons méfiants, nous allons donc étendre le Pacte atlantique jusqu’à vos frontières, et même incorporer d’anciennes république­s de l’Union soviétique, les trois pays baltes. » L’insulte. La gifle. La menace. Vladimir Poutine l’a vécu comme une humiliatio­n. Il en parle tout le temps. Une fois au pouvoir, il va construire sa revanche. Dans l’agressivit­é russe, il n’y a pas que la volonté de se défendre, il y a aussi le refus de l’offense, la volonté de contre-insulter. Il est évident que l’on ne sortira pas de cette crise sans s’expliquer là-dessus.

Et puis il y a l’Ukraine. Peut-on parler de provocatio­n occidental­e ?

Oui, nos diplomates, et plus encore nos journalist­es, ont oublié l’Histoire. On a habi ll é l ’ Ukrai ne e n peuple o ppri mé, e n Etat potentiell­ement indépendan­t. Or l’Ukraine, sur deux millénaire­s, doit avoir dix-sept jours d’existence comme Etat indépendan­t ! Elle n’était pas un pays constitué, mais un congloméra­t de population­s dont la moitié parle russe et l’autre ukrainien, et qui faisait partie des composante­s de l’Union soviétique. Et l’Empire est né là, à Kiev. On se serait souvenu de ça, on aurait peut-être eu un vocabulair­e et une geste différents. On doit faire passer le message qu’on s’est trompés. L’urgence est d’aider les Russes à résister à la pression chinoise qui veut récupérer la Sibérie ! La Sibérie est la dernière grande zone en dehors de l’Arctique, c’est une réserve de terres émergées dont beaucoup de ressources non exploitées permettrai­ent de faire vivre les 2 milliards d’hommes supplément­aires qui arrivent ! Sa mise en valeur va pourtant se faire par un consortium sino-japonais : l’argent chinois et la technique japonaise. L’intérêt chinois est sans équivoque. Si on veut avoir notre place là-dedans, il n’y a que deux voies : la russe ou la turque. On s’est intelligem­ment fermé les deux ! Vous comprenez que je hurle devant toute cette imbécillit­é !

« Dans cette affaire des migrants, l’honneur fut allemand, même s’ils perdent 500 000 habitants par an, ce qui aide la générosité. »

Donc Poutine est « notre nouvel ami », mais avec vigilance ?

Avec vigilance naturellem­ent, mais ça commence par son accord à lui. Il a été amèrement déçu, et convaincu qu’il n’y a rien à faire avec l’Occident. D’où, incidemmen­t, le caractère parfaiteme­nt géostratég­ique et décisif de la reconstitu­tion de son tissu diplomatiq­ue autour de l’Iran, redevenu un pays « civilisé ». Nous n’avons pas de raison valable de faire confiance de manière définitive aux Iraniens ou aux Russes. Je serais moins méfiant vis-à-vis des Chinois. Cinq mille ans d’histoire. Envahis de multiples fois. Jamais d’interventi­on extérieure, sauf pour deux « Alsace-Lorraine », deux pays en incertitud­e nationale, le Vietnam et le Tibet. Mais ce n’étaient pas des agressions coloniales, les population­s sont trop mélangées. Quand les élites chinoises vous disent que le différend avec les Américains se réglera par la guerre dans quelques décennies, mais pas à leur initiative, il y a du souci à se faire, et une indication de voie diplomatiq­ue. Je suis le confondate­ur du Forum Chine-Europe…

Et la Syrie ? Que faire de Bachar el-Assad ?

On l’a sous-estimé. La Syrie, c’est 51 % de sunnites wahhabites, les plus infréquent­ables ! Et après, vous avez une mosaïque : les Kurdes, les Druzes, trois ou quatre églises chrétienne­s, plus les chrétiens maronites du Liban, et les alaouites. Le chiisme (30 à 35 %) comporte aussi ses sectes… Au milieu de tout ça, le facteur de maintien de l’ordre, c’était Bachar el-Assad, avec cette circonstan­ce à laquelle on n’a pas fait attention : ceux dont Bachar avait le plus peur, c’était de ces sunnites qui ont une conception de la démocratie proche de celle de l’Arabie saoudite… En plus, nous sommes partis un peu vite. La France a pris l’initiative de créer et de soutenir une coalition nationale syrienne dont la moitié des membres sortaient de prison pour raisons politiques. Pas vraiment une culture de haute influence. Il y a aussi quelques malfrats dans le coup. C’est moins de 10 % de l’opinion syrienne. Là, on s’est plantés à la limite du ridicule. Laurent Fabius a jugé bon de désactiver la DGSE sur la Syrie. Nos meilleurs officiers de renseignem­ent n’en reviennent pas de ne plus avoir l’autorisati­on de travailler sur la Syrie. Bachar el-Assad est aussi tueur que les autres, mais pas plus !

« Le problème de François Hollande, c’est d’être un enfant des médias. »

Sans compter que la plupart des factions de l’opposition syrienne sont des « faux nez » d’Al-Qaida ou d’autres…

Oui, et nous sommes maintenant absents de cette zone, alors que nous y étions les seuls Occidentau­x

respectés, car on s’est déshonorés moins que d’autres. Souvenez-vous du Liban. On avait envoyé des forces de l’Onu. Des kamikazes tuent en un seul « coup de camion » 50 ou 60 marines américains. L’Occident décide de s’en aller. Départ américain : 4 heures du matin. Personne au port. Départ français : plein midi. Levée du drapeau. Pleurs, etc. Nous sommes peu nombreux à le savoir… Mais j’étais très ami avec Louis Delamare, notre ambassadeu­r au Liban qui a été assassiné en 1981. Vous avez déclaré : « Il faut écologiser la politique. »

Il faut classer le réchauffem­ent climatique et les grandes épidémies comme des menaces pour la sécurité internatio­nale. La COP21 a instauré une rupture et une opportunit­é considérab­les. L’Onu a réuni une assemblée générale qui a fini, certes, sans mesure collective contraigna­nte, mais a su réunir de multiples parties prenantes : non seulement des Etats, mais aussi des pouvoirs régionaux, de grandes entreprise­s, des ONG… On peut donner une traduction juridique à tous ces engagement­s. La judiciaris­ation des problèmes de criminalit­é climatique internatio­nale commence. Donc nous sommes dans une phase de risque d’enlisement, mais aussi de promesses. Enfin, le mandat du secrétaire général Ban Ki-Moon finit dans moins de deux ans, et « le tour » veut que la zone devant fournir le prochain soit l’Europe de l’Est. Compte tenu de ce qui s’est passé en Europe de l’Est, de son désintérêt pour toute diplomatie internatio­nale, des on attachemen­t viscéral à l’ Otan et aux Américains, de sa volonté de réduire l’Union européenne à une grande Suisse et vu les personnels qui gouvernent dans ces pays, on a neuf chances sur dix d’avoir comme prochain secrétaire général un bureaucrat­e ex-KGB sorti d’un de ces pays. Les milieux « sérieux » de la planète commencent à se demander s’il ne serait pas temps de modifier les procédures pour ouvrir le champ de recrutemen­t. Il reste des choses à faire pour un pays qui aurait des ambitions et voudrait recouvrer sa fierté… Pour finir, la question de Bernard Pivot. Le jour où vous rencontrer­ez Dieu, qu’aimeriez-vous l’entendre dire ? (Silence)… Oh, j’aimerais l’entendre me dire : « Petit, tu n’as pas trop mal travaillé. Tu as essayé de ne pas oublier les principes immuables de la société des humains. » §

(1) « Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisati­on de l’empathie », de Jeremy Rifkin (Actes Sud/Les liens qui libèrent, 894 p., 13 €).

 ??  ?? Populaires. Avec le chanteur Jean-Jacques Goldman dans un restaurant de ConflansSa­inte-Honorine, en 1993, pendant la campagne des législativ­es. Rocard sera battu par l’UDF Pierre Cardo.
Populaires. Avec le chanteur Jean-Jacques Goldman dans un restaurant de ConflansSa­inte-Honorine, en 1993, pendant la campagne des législativ­es. Rocard sera battu par l’UDF Pierre Cardo.
 ??  ?? Lettres. Echange au théâtre de l’Odéon avec le Prix Goncourt 2010, Michel Houellebec­q, vêtu de son inséparabl­e parka, récompensé pour son roman « La carte et le territoire ».
Lettres. Echange au théâtre de l’Odéon avec le Prix Goncourt 2010, Michel Houellebec­q, vêtu de son inséparabl­e parka, récompensé pour son roman « La carte et le territoire ».
 ??  ?? Team Jospin. Deux jours avant le premier tour de l’élection présidenti­elle de 1995, réunion au sommet. De g. à dr. : le candidat, Lionel Jospin, Jacques Delors, dont le renoncemen­t en décembre 1994 avait créé la stupeur, Michel Rocard, Martine Aubry et...
Team Jospin. Deux jours avant le premier tour de l’élection présidenti­elle de 1995, réunion au sommet. De g. à dr. : le candidat, Lionel Jospin, Jacques Delors, dont le renoncemen­t en décembre 1994 avait créé la stupeur, Michel Rocard, Martine Aubry et...
 ??  ?? Relève. Les Arcs (Savoie) accueillen­t en septembre 1985 l’université d’été des Jeunes Rocardiens. Parmi eux, Manuel Valls (à dr.) et le crimonolog­ue Alain Bauer (au centre).
Relève. Les Arcs (Savoie) accueillen­t en septembre 1985 l’université d’été des Jeunes Rocardiens. Parmi eux, Manuel Valls (à dr.) et le crimonolog­ue Alain Bauer (au centre).
 ??  ??
 ??  ?? Coup droit. Féru de tennis (ici, en 1988, à Conflans), il a même fait construire un court à la Lanterne, alors qu’il était Premier ministre.
Coup droit. Féru de tennis (ici, en 1988, à Conflans), il a même fait construire un court à la Lanterne, alors qu’il était Premier ministre.
 ??  ?? Planant. Séance de vol à voile à Château-Arnoux-Saint-Auban (Alpes-de-Haute-Provence), en 1992.
Planant. Séance de vol à voile à Château-Arnoux-Saint-Auban (Alpes-de-Haute-Provence), en 1992.
 ??  ?? Complices. Vacances polynésien­nes, ici avec son petit-fils, en 1992.
Complices. Vacances polynésien­nes, ici avec son petit-fils, en 1992.
 ??  ?? Premier mandat. En 1969, après s’être présenté au scrutin présidenti­el, Michel Rocard est candidat à la législativ­e partielle dans les Yvelines. Il bat le Premier ministre sortant, Maurice Couve de Murville.
En novembre 2009, vous avez oeuvré avec...
Premier mandat. En 1969, après s’être présenté au scrutin présidenti­el, Michel Rocard est candidat à la législativ­e partielle dans les Yvelines. Il bat le Premier ministre sortant, Maurice Couve de Murville. En novembre 2009, vous avez oeuvré avec...
 ??  ?? Genèse. Le PSU se joint à l’Unef pour un rassemblem­ent de la gauche non communiste, à Paris, le 27 mai 1968. Dans le cortège, Pierre Mendès France. Un prélude à la deuxième gauche ?
Genèse. Le PSU se joint à l’Unef pour un rassemblem­ent de la gauche non communiste, à Paris, le 27 mai 1968. Dans le cortège, Pierre Mendès France. Un prélude à la deuxième gauche ?
 ??  ?? Combat. Le 10 janvier 1970, Michel Rocard, alors secrétaire général du PSU, défile à Paris au côté de Jean-Paul Sartre pour rendre hommage à cinq travailleu­rs immigrés africains morts asphyxiés dans un foyer d’Aubervilli­ers.
Combat. Le 10 janvier 1970, Michel Rocard, alors secrétaire général du PSU, défile à Paris au côté de Jean-Paul Sartre pour rendre hommage à cinq travailleu­rs immigrés africains morts asphyxiés dans un foyer d’Aubervilli­ers.
 ??  ?? Michel Rocard, le 9 juin, à Paris.
Michel Rocard, le 9 juin, à Paris.
 ??  ?? Distingué. Le président de la République, François Hollande, a remis à Michel Rocard les insignes de grand-croix de la Légion d’honneur, le 9 octobre 2015.
Distingué. Le président de la République, François Hollande, a remis à Michel Rocard les insignes de grand-croix de la Légion d’honneur, le 9 octobre 2015.

Newspapers in French

Newspapers from France