Le Point

J’ai raté l’Ena, et alors ?

Zemmour, Montebourg, Guaino… ils sont restés à la porte de la grande école. Et s’en sont remis, ou pas.

- PAR VIOLAINE DE MONTCLOS ET ÉMILIE LANEZ

Trois fois, il a parcouru les listes placardées rue de l’Université en y cherchant son nom. Trois fois, il a regagné sa chambre d’étudiant de la rue Bonaparte, bredouille et meurtri. En septembre 1978, septembre 1979 et septembre 1980, Henri Guaino s’est présenté au concours de l’Ena et a chaque fois échoué. Pas un échec « de justesse » dont il serait somme toute honorable de se prévaloir ; non, un vrai ratage, cuisant, puisqu’il n’a même jamais réussi à être admissible. Le pire est que, trente ans plus tard, il demeure comme prisonnier de ce triple échec, chacune de ses fréquentes diatribes contre les « technocrat­es » , le « système français » haï et ses « petits marquis » étant toujours perçue – comment faire autrement ? – à l’aune de cette blessure d’orgueil… « Rien à voir ! s’exaspère-t-il. Et dans quel drôle de pays nous vivons ! Pas un portrait de moi sans que l’on rappelle cette histoire ancienne. Ce n’est pourtant ni une honte ni un titre de gloire. Je critique beaucoup la technostru­cture, mais cela n’a aucun rapport, je n’ai pas la moindre revanche à prendre. » Et puis la conversati­on se poursuit : il admet tout de même qu’à l’époque son envie de réussir l’Ena était « très, très f ort e » , que ces trois défaites successive­s sont « vraiment un mauvais souvenir » , il rappelle, mine de rien, qu’il fut jadis « premier au Concours général » , diplômé de Sciences po « avec les félicitati­ons » , que des gens « moins brillants » ont été reçus dans le saint des saints de cette maudite école, que lui, le fils de femme de ménage, avait « une culture largement égale, si ce n’est supérieure, à celle de nombre de ces fils de famille ». Rien à voir, vraiment ? Et dire que trente ans ont passé…

Drôle de pays, c’est vrai, et drôle d’école surtout, critiquée aujourd’hui comme jamais, mais qui continue d’incarner si fort le pouvoir, le nec plus ultra de l’élite, que même ceux qui en ont raté l’entrée forment une sorte de cercle à part, éternels premiers de la classe auxquels cet échec a infligé une morsure narcissiqu­e imprévue, une claque signifiant « vous ne faites pas, du moins pas tout à fait, partie des élus ». « Il n’est pas énarque, que voulez-vous que j’en fasse ? » dira de Guaino Olivier Schrameck lorsqu’il le limogera, brutalemen­t et sans parachute, du commissari­at au Plan en 1998. La déception de ces recalés se jauge d’ailleurs bien souvent à la fougue qu’ils mettront plus tard à vilipender ce même système qui n’a pas voulu d’eux. Il f a u t a v o i r e n t e n d u Ar n a u d Montebourg ranger récemment Emmanuel Macron dans le camp méprisé des « oligénarqu­es » , il faut l’avoir entendu, à la conférence Berryer du barreau de Paris en 2014, vitupérer contre « l’Ena, école de l’arrogance » , p o u r mes u r e r combien fut sans doute humiliant le petit 3 sur 20 qui couronna, trente ans plus tôt, sa copie de droit public au concours. « L’Ena, c’était un désir d e mo n p è r e , se justifie-t-il aujourd’hui. En fait, échouer m’a libéré d’une obligation parentale. Cela m’a éclairci l’horizon. »

Catastroph­e intime. Il faut surtout avoir lu Eric Zemmour, dans l’une de ses innombrabl­es envolées décliniste­s, regretter que le pouvoir soit désormais aux mains des incapables – « On est passé en cinquante ans des normaliens aux énarques, puis de ceux qui ont raté l’Ena aux attachés parlementa­ires et aux chefs de service de presse », écrit-il (1) – pour deviner à quel point cette défaite fut une catastroph­e intime. La première fois, il se plante à l’oral. Le jury est présidé par René Rémond, mais le sujet d’histoire, alors point fort de l’élève Zemmour, est abordé trop tard pour lui laisser le temps de faire des étincelles, et il trébuche sur une question comptable : « Combien de touristes français partent chaque année en Espagne ? » Il répond 300 000 et c’était 3 millions. L’année suivante il échoue à l’écrit, et c’est une scolarité entière de premier de la classe, de Petit-Chose travailleu­r, brillant, méritant, qui se fracasse alors sur le podium ultime. Le pourfendeu­r inlassable du supposé déclin français s’en est-il, au fond, jamais remis ? Eric Besson,

« J’aurais peut-être été préfet… En fait, j’ai vraiment eu du bol… » Nicolas de Tavernost, PDG de M6 (recalé en 1973 et 1974)

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