Les derniers enfants gâtés
La Révolution gronde, et quelques aristocrates rêvent de réforme et d’Amérique. Benedetta Craveri raconte.
En 1788, Louis XVI règne depuis quatorze ans. Turgot n’a pas réussi à libéraliser l’économie et Necker l’a rendue plus dépendante encore de l’initiative publique : la dette du royaume explose, les récoltes sont mauvaises, le peuple gronde. Attirés par les courses de chevaux puis par la liberté politique, de jeunes aristocrates libéraux tournent de plus en plus le regard vers l’Angleterre mais aussi l’Amérique, qui s’est constituée en république indépendante douze ans plus tôt, et dont la Constitution contredit la monarchie à la fois débonnaire et absolue de Louis XVI.
Ils ont tout, titre, fortune, fantaisie, culture. Ils savent écrire, danser, ordonner, se jugent aptes à la plupart des postes. Certains ont fait la campagne de Corse en 1765, d’autres ont combattu auprès de La Fayette outre-Atlantique, sans autorisation royale parfois, tous considèrent que le système doit être réformé en profondeur. Ils s’appellent le duc de Lauzun, le vicomte et le comte de Ségur, le duc de Brissac, le vicomte de Narbonne, le chevalier de Boufflers, le comte de Vaudreuil. Certains sont proches de la reine (un peu trop parfois), d’autres, d’esprits aussi forts que Mirabeau, Beaumarchais, Talleyrand, Chamfort. Après avoir salué la réunion des Etats généraux, les voilà qui renchérissent pour abolir leurs privilèges et leurs titres, avec un enthousiasme inédit. Que c’est bon de muer, quand souffle le vent de l’Histoire ! Ils vont s’accommoder des premières violences de la Révolution, Vaudreuil excepté, qui part dès la prise de la Bastille. Convaincus qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs, ils gardent foi en l’avenir ; quelques massacres plus tard, Brissac prend la tête de la garde du roi tandis que la plupart des autres émigrent. Lauzun, lui, mènera la guerre contre les Vendéens restés fidèles à un roi qui l’avait fait commandant du Royal Dragons.
La chute fut souvent brutale pour ces enfants gâtés. Brissac est dépecé lors des massacres de Septembre et sa tête jetée dans la salon de sa maîtresse, la Du Barry. Lauzun tombe sous la guillotine du Comité de salut public à laquelle le vicomte de Ségur échappe in extremis ; les survivants se rallieront à Napoléon ou attendront la Restauration, comme Vaudreuil, pour revenir servir leur roi.
Bleu blanc rouge. En croisant leurs biographies, Benedetta Craveri tisse un portrait d’une rare profondeur de cet âge de poudres. Prix du Meilleur Livre étranger (essai) en 1987 pour sa biographie de Mme du Deffand, l’essayiste italienne fait revivre, loin de toute caricature – la du Barry s’y révèle exquise d’élégance –, une société qui s’ouvrait socialement et commençait à découvrir d’autres continents : le récit du voyage que Catherine II offrit aux ambassadeurs en poste à Saint-Pétersbourg, dont le comte de Ségur, s’avère féerique. Benedetta Craveri avait déjà donné une remarquable histoire de la sociabilité française, dans « L’âge de la conversation » (Gallimard). Le miroir qu’elle nous tend ici est déjà plus politique, le dilemme de ces jeunes aristocrates nous étant toujours familier. Ils savent que le modèle anglo-saxon – libre-échangisme commercial et intellectuel – n’est pas transposable tel quel, mais ils se refusent à penser que tout changement de structure pourrait être fatal à un édifice vermoulu. Leur action va pourtant précipiter l’essor d’un jacobinisme qui ne fera souvent que repeindre en bleu blanc rouge les principes monarchiques. Un nouveau livre dans deux siècles, avec Macron et Fillon dans les principaux rôles ?
« Les derniers libertins », de Benedetta Craveri (traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Flammarion, 582 p., 26 €).