Le Point

Ceci n’est pas un roman

- PAR MICHEL SCHNEIDER

E ssai

de psychologi­e sociale, reconstitu­tion historique, oraison funèbre moderne, roman non fictionnel, autofictio­n, quel est le genre du dernier livre d’Ivan Jablonka, qui vient d’obtenir le prix Médicis ? Dans « Laëtitia » il enquête, va à l’archive, assiste au procès, consigne les minutes, dresse une cartograph­ie, consulte les traces laissées sur Facebook, interroge tous les protagonis­tes (sauf le criminel). Il relate des faits : le meurtre de Laëtitia Perrais en 2011. Une fille de son temps et de sa classe, gavée de Facebook et textomane phonétique (mwa pour moi, un truc grave a te dir…). Mais, au-delà, Jablonka décrit son milieu, ses amis, les lieux, les rapports avec sa famille, l’enfance maltraitée, l’adolescenc­e paumée, les liaisons, la solitude. La vie, quoi. La pauvre vie des pauvres qui ne peuvent même pas dire, pour se réjouir d’en profiter : on n’a qu’une vie. Pour certains, moins qu’une.

Ce livre inclassabl­e donne à penser plus qu’à voir. Etonnant prix Médicis du roman (alors qu’il en existe un de l’essai) que ce livre publié dans une collection d’essais et sans mention de genre. Roman s’inscrivant dans la littératur­e ou bien ouvrage de sciences sociales, histoire et psycho-sociologie ? Certes, les frontières du roman sont devenues bien incertaine­s et la vieille trilogie personnage­s, récit, intrigue y a fait place depuis longtemps à cette autre : personnes réelles, reconstitu­tion factuelle, compte rendu objectif. Des deux versants que Henry James distinguai­t (« The Art of Fiction », 1884) : « dire » et « montrer », Jablonka suit le second et oppose l’image à l’imaginatio­n. Il n’invente pas, il regarde. Juste un regard et un regard juste. Mais cela ne fait pas un roman : décrire n’est pas écrire, et rapporter n’est pas raconter. Opposant sa voix à celles des puissants qui parlent haut et fort, il choisit le parti pris des êtres qu’on a traités comme des choses. Mais il n’évite pas le travers du « Nous sommes tous des… », « Je suis Charlie », « Laëtitia, c’est moi », qui tire des bénéfices d’une identifica­tion aux victimes dans une place dont elles seules ont payé le prix. On peut voir une démarche peu littéraire dans cette posture de justicier animé d’une sorte de « mission de service public ». Prendre parti n’est pas ce qu’on attend d’un romancier. Peut-être notre temps rend-il impossible le roman romanesque et attend-il des romanciers qu’ils prennent parti. Mais si tout roman est une fiction, toute fiction n’est pas un roman

« Laëtitia ou la fin des hommes », d’Ivan Jablonka (Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 388 p., 21 €).

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Ivan Jablonka

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