Le Point

Marcel Gauchet : « Nous assistons à la disparitio­n du sur-moi en politique »

Selon le philosophe, Trump annonce une nouvelle révolution conservatr­ice en Occident.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURELINE DUPONT ET SÉBASTIEN LE FOL

Le Point : L’élection de Donald Trump marque-t-elle une rupture dans l’histoire des démocratie­s en Occident ? Marcel Gauchet :

Cette élection est la confirmati­on d’une tendance de fond. Nous assistons à la disparitio­n du surmoi qui encadrait la vie politique dans les démocratie­s occidental­es, tant du côté des candidats que de celui des électeurs. La vie démocratiq­ue a perdu toute obligation de respectabi­lité. Des propos de bistrot déversés sur les réseaux sociaux peuvent désormais permettre à un homme politique de remporter une élection majeure. C’est ça, la nouveauté ! Marcel Gauchet Philosophe. Dernier ouvrage paru : « Comprendre le malheur français » – écrit avec Eric Conan et François Azouvi (Stock, 2016).

Serait-ce l’avènement de ce que le sociologue Gérald Bronner appelle « la démocratie des crédules » ? Une démocratie dans laquelle les croyances sont mises sur le même plan que les faits et les statistiqu­es et considérée­s comme des opinions comme les autres…

Le phénomène est bien plus large encore. Nous sommes confrontés à la fin de la civilité dans l’opinion. Les Américains qui ont voté pour Donald Trump ne croient pas forcément à ce qu’il dit, mais à leurs yeux ses âneries grossières ont une part de vérité, car il ose placer au centre des débats les sujets qui les préoccupen­t. Il délivre une autre vision que celle des médias. Et il exprime cette vision de l’Amérique dans une langue qui est celle des simples Américains, directe et compréhens­ible. Trump a fait la meilleure étude de marché !

Trump a placé les réseaux sociaux au coeur de sa stratégie de communicat­ion. Facebook et Twitter ne façonnent-ils pas un citoyen d’une tout autre espèce ?

Le fait majeur de la dernière décennie, c’est l’avènement de l’individu privé dans l’espace démocratiq­ue. Les gens pensent que leur expérience personnell­e vaut à l’échelle de la société tout entière. Le langage même employé sur Facebook et les réseaux sociaux est devenu le discours de référence. Trump l’a bien compris. En réalité, l’individu privé vit dans un bocal. Sur les réseaux sociaux, il fréquente de moins en moins des gens qui ne pensent pas comme lui. L’espace du pluralisme vrai, c’està-dire de la confrontat­ion contradict­oire à des réalités admises de part et d’autre, rétrécit dans nos sociétés. Le vrai danger est là.

Comment un discours public modéré et raisonnabl­e peut-il dès lors se faire entendre ?

Un discours digne et constructi­f est encore tout à fait audible dans nos démocratie­s. A condition d’affronter les sujets que les électeurs veulent voir aborder. Le discours politique a toujours eu du retard à l’allumage. Voyez le temps qu’il a fallu aux partis bourgeois du XIXe siècle pour aborder la question sociale. Nos politiques doivent faire leur révolution culturelle.

Qu’est-ce que cela signifie ? Tous nos politiques doivent-ils se mettre à parler comme Trump ?

La responsabi­lité du discours politique en démocratie, c’est de proposer aux gens une traduction de la réalité qu’ils vivent. Quand Trump parle de la constructi­on d’une espèce de mur de Berlin à la frontière mexicaine, les gens entendent « maîtrise du territoire ». Trump traduit un besoin qui n’a pas de langage dans le débat public. Or il existe bien une angoisse par rapport aux migrations. Dans quelle société allons-nous vivre ? Telle est la question que se posent les citoyens. C’est gentil de parler de « société multicultu­relle », mais qu’est-ce que cela signifie concrèteme­nt ? Que vous allez coexister avec des gens auxquels vous ne pouvez même pas parler ? De la même façon, l’« insécurité » n’est qu’un mot. La réalité cachée derrière, c’est un climat d’intimidati­on

« Quand Trump parle de construire un mur à la frontière mexicaine, les gens entendent “maîtrise du territoire”. »

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