Le Point

L’anthropolo­gue, auteur du « Kama-Sutra arabe », traducteur du Coran et inlassable défenseur d’un « islam des Lumières », s’est éteint à 63 ans. Souvenirs…

- PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

C’était comme une scène de film. Saint-Etienne, octobre 2012, lors d’une conférence du Point autour de son livre « L’islam, de chair et de sang ». Dans l’assemblée, beaucoup de femmes, dont des mères de famille nées en Algérie, comme lui, certaines portant le fichu, et qui riaient en l’entendant parler de « l’instructio­n de l’amant en vue de la fréquentat­ion intime de l’aimé(e) », du mystérieux Ibn Foulayta, et discourir de la jouissance, dont l’anthropolo­gue ne faisait pas un frein à la foi, bien au contraire. Erudit et déculpabil­isant. « L’islam est, comme tous les monothéism­es, un plaidoyer pour l’homme, disait-il. Fait par l’homme, dit par l’homme, interprété par l’homme et forcément à l’avantage de l’homme… La femme musulmane a donc du pain sur la planche pour se faire sa place. » Soudain, quatre jeunes gens fins et barbus, en total look salafiste, entraient dans l’amphithéât­re, se postant tout en haut, au dernier rang, dans l’axe de son regard. Chebel continuait : « Certaines femmes ont commencé à comprendre… Mais il faut qu’elles acceptent la rigueur du corps-à-corps avec les textes, contre “l’imamo-oui-ouisme” ! » Il mentionnai­t alors Khadija, première femme du Prophète, veuve et femme d’affaires, qui l’avait engagé comme caravanier, ainsi que les deux seuls versets du Coran qui évoquent la question du voile, sur les 6 218. « Si l’on faisait abstractio­n de la jalousie masculine, tous les arguments doctrinaux qui militent pour le voile tomberaien­t d’eux-mêmes », assénait-il, citant les versets en arabe, puis en français, et ajoutant : « Non seulement je l’ai lu, moi, mais je l’ai traduit. » Ferme, il soutenait les regards, ne lâchait rien. Après une nouvelle citation érotique – « Je déploie toute mon énergie dans l’acte sexuel jusqu’à ce que Dieu me fasse à l’image d’un vieillard » , Al-Jahiz, VIIIe siècle –, les jeunes visiteurs finissaien­t par quitter la salle.

« Je dois parler à tout le monde », devait confier, la conférence terminée, cet inlassable pédagogue à l’intelligen­ce claire et rieuse, qui tenait du lutin et du taureau de combat et qui n’aura eu de cesse de vouloir « désembasti­ller » l’islam, comme il disait, et de porter le fer et la caresse de la connaissan­ce contre les bigots scellés de l’intérieur.

Né en 1953 à Skikda, en Algérie, où il sera enterré, Malek Chebel avait commencé ses études à Constantin­e avant de les poursuivre à Paris, où il avait décroché plusieurs doctorats en psychopath­ologie et psychanaly­se, anthropolo­gie et sciences politiques. Auteur d’une quarantain­e de livres, dont « Le KamaSutra arabe » (Pauvert, 2006) et d’une nouvelle traduction du Coran (Fayard, 2009), à laquelle il avait malicieuse­ment adjoint, en 2012, un « Coran pour les nuls » (First) qu’il ne destinait pas seulement aux non-musulmans, il avait commencé son « Dictionnai­re amoureux de l’Algérie » (Plon, 2012) en chantant les fraises juteuses de son pays natal (et les charmes d’une cousine dont les bras potelés enveloppai­ent comme des corolles « dans des parfums de hammam » …). Certains esprits sérieux, ou plutôt chagrins, ne goûtaient guère cette tête et ce coeur que la bien-pensance n’avait pas refroidis. Ils raillaient son « islam des Lumières », ou trouvaient qu’il parlait trop de sexe, sans voir qu’il faisait acte de libération. Les mères de famille ne s’y trompaient pas, elles, qui souriaient en l’écoutant ce jour-là à Saint-Etienne. Si la France a perdu une voix solaire, essentiell­e en ces temps troublés, elles ont, quant à elles, perdu avec lui leur meilleur confident

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Au zénith. « Si l’on faisait abstractio­n de la jalousie masculine, tous les arguments doctrinaux qui militent pour le voile tomberaien­t d’eux-mêmes », disait l’anthropolo­gue.

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