Le Point

Quand Chandernag­or parle d’amour

Grâces soient rendues à la romancière de ressuscite­r pour nous les plus puissantes poétesses de la langue française. A commencer par Louise Labé.

- PAR FRANZ-OLIVIER GIESBERT

Mme Chandernag­or est en colère. Comme toutes les érudites, elle est souvent colère. Avec la conviction de la mauvaise foi, elle a piqué une première crisette après qu’un éditeur, Jean-Yves Clément, lui eut demandé d’écrire une anthologie de la poésie féminine : « Il n’y a pas de femmes poètes en France ! Ou si peu. » Elle a fait une deuxième crisette quand, après des recherches approfondi­es, elle a constaté qu’en fait il y avait beaucoup de poétesses, mais qu’elles étaient systématiq­uement zappées des anthologie­s : elles sont 4 pour 79 hommes dans celle d’André Gide, 3 pour 60 hommes dans celle de Jean-François Revel. Ce n’est pas le pire. Quand elle a étudié les manuels scolaires, Mme Chandernag­or a éructé en découvrant la misogynie d’Etat, observant, entre autres, que Marceline Desbordes-Valmore y est toujours traitée par-dessous la jambe, en quelques lignes, alors que cette pionnière a inventé le romantisme avant Lamartine. Il est vrai qu’elle était « pauvre, autodidact­e, provincial­e… et femme ». C’est cette sainte colère qui nous a donné cette merveille de livre, « Quand les femmes parlent d’amour », dans lequel Mme Chandernag­or redresse les torts en nous mettant sous le nez des vers inouïs de Sappho, Christine de Pisan, Pernette du Guillet, Renée Vivien, Anna de Noailles, Hélène Picard, Catherine Pozzi ou Yanette Delétang. Des oubliées, ou presque, que Mme Chandernag­or sort de terre avant d’exhumer leurs poèmes que le temps n’a pas mangés. Elles s’étaient lancées dans un art qui, parce qu’il consiste à tout oser, semblait réservé aux hommes. Que n’étaient-elles restées à la maison, dans la cuisine ou la buanderie, les deux pièces qui leur sont dévolues ? Toute arrière-pensée politique mise à part, la formule de Thatcher aurait pu servir de sous-titre à cet ouvrage : « C’est le coq qui chante, mais c’est la poule qui pond les oeufs. » Des oeufs, nous en avons assez dans ce volume pour nous régaler pendant des mois.

Astres. Comme Mme Chandernag­or n’a collecté ici, Sappho exceptée, que la poésie féminine française, nous attendons déjà les anthologie­s suivantes, qui nous feront découvrir des pans inédits de la culture poétique mondiale où brille, au milieu de tant d’astres, la poétesse Emma Lazarus (1849-1887), auteure du superbe sonnet gravé sur le socle de la statue de la Liberté, qui trône devant New York : « Donnez-moi vos pauvres, vos exténués / Qui en rangs serrés aspirent à vivre libres / Le rebut de vos rivages surpeuplés / Envoyezles-moi, les déshérités, que la tempête m’apporte. » Des vers qui sont toujours d’une brûlante actualité et que nous devrions faire apprendre par coeur à certains de nos chers politicien­s avant que M. Trump ne les fasse effacer de leur stèle dans sa frénésie de refondatio­n. Dans « Quand les femmes parlent d’amour », nombreux sont les poèmes qui semblent avoir été écrits hier. Avec une mention spéciale pour la divine Louise Labé (1524-1566) et pour la fille de rien, prolétaire en tout, y compris en amour, Marceline DesbordesV­almore (1786-1859). Même si cette dernière a subi le mépris de ses contempora­ins, elle aura été davantage aimée par la postérité, notamment grâce à Verlaine. Certes, Marceline Desbordes-Valmore n’est pas joyeuse. Elle poétise le coeur serré, les yeux rougis. Citée par Joe Dassin (« L’été indien ») ou interprété­e par Julien Clerc (« Les séparés »), elle a désormais une petite place dans notre patrimoine. Si elle l’avait voulue plus grande, il aurait fallu qu’elle suivît les désopilant­s conseils de Mme Chandernag­or pour les jeunes poétesses qui veulent réussir : habiter Paris, l’hypercapit­ale des lettres ; se prendre au sérieux, ne pas sourire, dire « mon oeuvre » ; devenir un homme ou, à défaut, adopter un pseudonyme masculin, comme George Sand, et changer d’apparence en évitant les fanfreluch­es, les enfants, le rouge à lèvres…

« Quand les femmes parlent d’amour », de Françoise Chandernag­or (Cherche Midi, 252 p., 19 €).

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Françoise Chandernag­or
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Renaissanc­e. Louise LabéLa (ci-contre), Marceline Desbordes-V Desbordes-Valmore (ci-dessus) et Catherine Pozzi (ci-d (ci-dessous), entre autres, nous transmette­nt leur souffle poétique grâce à cette anthologi anthologie.

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