Le pèlerin-Dieu
Le touriste voue un culte à lui-même. Selfie à l’appui.
Le royaume touristique existe-t-il ? Vu du ciel, les pèlerins touristiques sont nombreux. Leur chemin est balisé, tarifé et tracé par les guides du siècle : sites Internet, tour-operateurs, circuits, offres de rêve et discount. Les pèlerins existent toujours, à retrouver donc le sens de leurs quêtes et la figure grimée de leurs dieux et prêtres. Dans le royaume touristique, le pèlerin est son propre Dieu : il se prend en photo, fait des efforts pour à la fois partir et pour ne jamais se quitter. Se rencontrer et se prendre en reflet. Il fait des milliers de kilomètres pour se sanctifier par sa propre présence au bas d’un monument. Son but est de suspendre sa futilité quotidienne, peut-être. Il se consacre par le voyage et, mode du siècle, cela atteint l’aveu par le geste du selfie. Je me prends en photo pour les miens. Donc je donne à voir la distance parcourue, le monde devenu mon décor, mon arrière-plan, je ne vous quitte pas puisque je m’adresse à vous partout, mais je ne suis pas comme vous, par ce moment, car je me suis oint par le geste du voyage. Le lieu visité me distingue, vous le distinguez derrière moi, il me bénit et je l’escamote. Cela pour le dieu à trouver et qui est là, par soi, en soi. Je me bénis par la photo et me consacre par la communion du réseau social. L’extase est parfois une halte devant une vitrine, déclassée en low-cost mystique. Au royaume touristique, l’anglais assure aussi le retour aux origines, à la langue commune. Basique comme les premiers cris.
Et pour le temple ? Il est le même partout : horloge universelle à Prague, pont Charles, un palais à Munich, un jardin à Hanoi, un marché à Dakar, etc., ou même un désert mis en aquarium par les circuits. Le temps du royaume touristique est hybride. Il donne à voir le siècle mais aussi la suspension du temps. Dans un palais dit impérial à Hanoï, on s’extasie à regarder les pagodes, mais, derrière se dresse un distributeur de canettes. Le temps mêle affaires, babioles et sanctuaires ; comme il se doit depuis toujours. Car Dieu est une affaire. Le lieu est toujours le même, entouré de la foultitude possédée par les derniers smartphones. Le temple est photographié mais à la fois ignoré, le selfie l’écrase et l’éloigne, le convoque pour le vider. C’est l’une des rares religions où le pèlerin tourne le dos au temple pour mieux le consacrer. Dans les parages, on retrouve le guichet du tax-refund, les terrasses avec les rabatteurs, les menus hurlants, les transports folkloriques. C’est un peu l’économie du royaume semi-céleste et sa mécanique poussée à cette monstruosité : le Dieu est le visiteur qui le cherche. Royaume posé en altitude entre la terre de la quotidienneté et les cieux déserts ou encombrés des religions. Une religion en soi mais pour qui la prière est distance parcourue, miles cumulés, entamée par le comparateur des prix de billets et conclue par le booking hôtelier, la réservation.
Ce royaume est aussi troublé par le fait divers, la difficulté des routes coupées par les hordes, menacé par les tueries. Il est rattrapé, parfois par le siècle dans sa semi-éternité. Il est à la fois l’espace où on tente de briser la routine mais aussi le lieu de la routine majeure, celle de la procession. Il est le lieu où l’on tente le dépaysement, mais avec les signes ostentatoires de son pays. Il se désordonne par l’attentat puis, lentement, reprend ses rites. Enjeu du nouveau monde et lieu de ses guerres ou paix. J’y aimais la promenade pour regarder les touristes et non ce qu’ils regardent ou tentent de fixer ou dérober. S’abîmer délicieusement dans la contemplation du vis-à-vis universel.
Le plus grand spectacle est celui, toujours, du pèlerin. Les royaumes et les dieux sont lassants et accessoires face à cette figure ancienne et immédiate. Le touriste restaure la procession, le rite et offre un mystère amusant pour moi, l’homme venant du Sud : il est jouissance et je suis inquiétude, et ce contraste est délice de voyageur qui regarde un autre voyageur. Sans fin
Le temple est photographié mais à la fois ignoré. C’est l’une des rares religions où le pèlerin lui tourne le dos…