Quand l’Inde s’éveillera
Entre les deux géants asiatiques, la Chine et l’Inde, se rejoue la fable du lièvre et de la tortue. Explications.
«Q uand la Chine s’éveillera, le monde tremblera » : la prophétie est attribuée à Napoléon 1er, notre époque semble la confirmer. Mais l’Inde aussi s’est éveillée, avec un taux de croissance économique qui, cette année, dépassera celui de la Chine, de l’ordre de 7 % contre 5 % ; la commande massive d’avions de combat tout juste passée avec la société Dassault en témoigne. En volume, la croissance indienne est la plus élevée au monde. Nous ne tremblons pas pour autant, parce que l’Inde est une démocratie, elle ne menace pas ses voisins, le Pakistan et la Chine, mais se défend contre eux. L’Inde, au contraire de la Chine, ne rivalise pas avec l’Occident pour se partager le monde. Pourtant, nous prêtons d’ordinaire peu d’attention à cet autre géant d’Asie, habitués que nous sommes à le réduire à des mythologies révisées par Bollywood ou à de spectaculaires accidents de chemin de fer. Ce qui est, de notre part, un grand tort.
Qui, par exemple, a rendu compte, le mois dernier, des décisions essentielles du gouvernement conservateur et probusiness de Narendra Modi, chef du parti BJP ? Un mot d’éclaircissement sur le BJP, sans noyer le lecteur dans les méandres de la politique indienne. Le BJP, à l’origine, fut un parti nationaliste identitaire hindou, hostile à l’islam et à la laïcité ; Narendra Modi lui-même, lorsqu’il dirigeait l’Etat du Gujerat, fut accusé d’avoir toléré des émeutes antimusulmanes. A l’usage, le BJP est devenu un parti de droite traditionnel s’appuyant sur les nouvelles classes moyennes et les innombrables petits entrepreneurs et commerçants de l’Inde. Ce gouvernement vient donc de prendre deux mesures d’apparence technique, mais de nature à révolutionner l’économie indienne et les circuits de la mondialisation. La fiscalité intérieure de l’Inde va être unifiée, ce qui transformera le pays d’un marché cloisonné par Etat, chacun avec ses impôts particuliers, en un marché national unique de 1,3 milliard d’habitants, plus vaste que la Chine. Et la population chinoise va rétrécir, tandis que celle de l’Inde va la dépasser dans les toutes prochaines années. L’autre décision essentielle de Narendra Modi est d’éliminer l’inflation, une mission qui, comme aux Etats-Unis et en Europe, est confiée à la Banque centrale et à Urjit Patel, son tout nouveau gouverneur formé en Grande-Bretagne. De ce fait, l’Inde deviendra plus attractive que jamais pour les investisseurs et créateurs d’entreprise, indiens et étrangers. L’Inde aussi devrait inspirer confiance parce qu’elle est démocratique : toute réforme fondamentale, comme celles de Narendra Modi, y est précédée de longs débats dans la presse, dans l’opinion, au Parlement. Le changement en Inde est lent, mais il en devient irréversible et pas à la merci, comme en Chine, de l’humeur variable et imprévisible du chef de l’Etat et des mystères du Parti communiste.
C’est bien par une comparaison avec la Chine que l’expérience indienne apparaît singulière comme chemin vers la prospérité sans rien sacrifier ni de la démocratie ni de la civilisation. La Chine, dans l’histoire du développement, me paraît le lièvre et l’Inde, la tortue. Les dirigeants chinois ont commencé, dans les années 1960, par détruire leurs traditions culturelles et religieuses, jugées contraires à la modernité et au dogme marxiste, puis anéantir la classe des intellectuels et des commerçants, et enfin ramener chacun à la dimension simpliste de producteur et consommateur. Sur cette table rase, le Parti communiste chinois a bâti un pays neuf en quête de puissance plutôt que de bien-être individuel : ce n’est pas la même chose et il ne faut pas confondre ces deux objectifs distincts du « développement ». Ce que le peuple chinois en pense ? Nous n’en savons rien, les Chinois ne sont pas consultés, ceux qui contestent sont incarcérés. En termes strictement économiques et qualitatifs, le « modèle » chinois semble plus « efficace » que l’expérience indienne : le pouvoir d’achat par habitant en Chine est de 12 000 dollars contre 6 000 en Inde, alors que les bases de départ, en 1960, étaient similaires. Ces statistiques sont-elles trompeuses ? Peut-être. Amartya Sen, Prix Nobel d’économie en 1998, Anglais d’origine bengalie, a observé avec raison dans son oeuvre que ces chiffres
L’Inde devrait inspirer confiance parce qu’elle est démocratique. Le changement y est lent, mais il en devient irréversible.