Théorie du genre, la papesse
Un livre démonte l’oeuvre de la philosophe américaine Judith Butler, pourtant célébrée pour ses travaux sur les minorités.
Avec son ouvrage phare, « Trouble dans le genre », publié en 1990 aux Etats Unis et traduit pour la première fois en France en 2005, la philosophe américaine Judith Butler est devenue la représentante la plus connue et la plus subversive des gender studies, ce courant des sciences humaines qui vise à distinguer le sexe physiologique de l’identité sociale et psychique. Elle-même lesbienne militante, la chercheuse récuse la norme biologique et invite à s’interroger sur les comportements sexuels marginaux – transgenre, transsexualisme, bisexualité, travestisme – pour mieux bousculer l’ordre hétérosexuel supposé culturellement établi. Epouvantail de La Manif pour tous, mais largement célébrée par une certaine gauche non seulement pour son travail sur le genre mais aussi pour sa défense résolument antiuniversaliste de toutes les minorités, Butler est, en France, une figure incontournable dont on débat des options de fond mais rarement de la légitimité intellectuelle. Or la psychanalyste et philosophe Sabine Prokhoris, qui a lu attentivement la prolifique oeuvre butlérienne, ose aujourd’hui dénoncer une imposture. Dans un ouvrage extrêmement critique, « Au bon plaisir des “docteurs graves” » (PUF), elle relève les approximations, raisonnements tautologiques, contresens et fausses citations qui jalonnent, selon elle, les ouvrages de Judith Butler et s’interroge sur leur réception fascinée en France. Les défenseurs enamourés de la philosophe américaine l’ont-ils vraiment lue ? Interview
Comment vous êtes-vous intéressée à Judith Butler ? Sabine Prokhoris :
Ayant travaillé sur les mêmes questions et connaissant ses positions sur les droits LGBT, j’avais un a priori plutôt favorable. J’avais déjà lu, plus ou moins attentivement, la plupart de ses ouvrages, mais je dois dire qu’ils ne m’avaient guère convaincue. Et puis j’ai découvert sa tribune publiée dans Libération au lendemain des attentats du 13 novembre (1), et j’ai senti monter alors une forte colère, mêlée de consternation intellectuelle. Traiter du deuil collectif que nous étions en train de vivre comme elle le faisait – en le soupçonnant d’exprimer un partage entre les vies « dignes d’être pleurées » (les nôtres, ici, en Occident) et celles qui ne le seraient pas, en assénant des absurdités sur les bénéfices que les Parisiens auraient tirés ce soir-là de leur soumission supposée à l’état d’urgence –, j’ai trouvé cela obscène et stupide. Or j’ai eu le sentiment que ce qu’elle disait là n’était pas un accident, mais résonnait au contraire avec l’ensemble de ses travaux. Il m’a donc semblé nécessaire d’aller y voir de plus près. D’où ce travail, qui fut très ingrat à mener.
Pourquoi ?
Parce qu’elle est le plus souvent illisible, qu’elle jargonne en permanence, et je pense que beaucoup de gens, lisant Judith Butler, en concluent qu’ils sont trop bêtes pour comprendre, alors que sa prose est réellement absconse. Cela fait partie du tour de passe-passe : vous ne saisissez pas, c’est donc que tout cela est très intelligent.
Et surtout parce que ses raisonnements théoriques sont spécieux, donc compliqués à suivre. Mais elle est le chevalier blanc des « minorités », la cible de la droite conservatrice, La Manif pour tous en tête, et cela semble lui conférer une légitimité intellectuelle et politique automatique.
Vous parlez d’imposture, c’est fort…
Oui, mais les falsifications qu’elle inflige aux textes qu’elle utilise pour ses démonstrations – la plus flagrante étant celle qu’elle fait subir au philosophe Emmanuel Levinas, à qui elle attribue d’ignobles propos – sont un signe. Il y a des règles au débat intellectuel, et elle ne les respecte pas.
« Chevalier blanc des “minorités”, cela semble lui conférer une légitimité intellectuelle et politique automatique. »
Freud, avec sa théorie du complexe d’OEdipe, serait d’après Judith Butler l’un des grands artisans de la domination hétérosexuelle.
Que la vulgate psychanalytique, qui véhicule une
version figée et simpliste de ce fameux complexe d’OEdipe, soit au service d’un discours normalisateur, c’est un fait indéniable, et je n’ai cessé de le critiquer moi-même. Mais, malgré le conservatisme bien réel de la corporation, je crois, au contraire de ce qu’affirme Butler, que la psychanalyse freudienne a beaucoup contribué à dissoudre les supposées « évidences » sur la question sexuelle.
Pourquoi le féminisme de Judith Butler vous semble-t-il problématique ?