Le Point

« Pourquoi Daoud est important »

- PAR ROBERTO SAVIANO

Kamel Daoud fait partie de ces rares écrivains qui ont eu à payer le prix pour avoir écrit ce qu’ils ont écrit. En effet, ces dernières années, il est de ceux qui ont expliqué à la France et à l’Europe pourquoi le groupe Etat islamique gagnait non seulement sur le plan territoria­l, mais aussi dans l’imaginaire collectif de nombreux jeunes qui y voient une dimension romantique et la possibilit­é de transcende­r une vie peu satisfaisa­nte. Le groupe Etat islamique a conquis bien plus que des villes, des régions et des champs pétrolifèr­es. Evoquer les raisons de ce succès n’est pas chose aisée, de même qu’il n’est pas simple de faire comprendre en Occident aux journalist­es, aux intellectu­els, aux politiques et aux opinions publiques qu’on risque sa vie en prenant certaines positions. Que chaque mot écrit ou prononcé est source de danger. Kamel a fait l’objet non d’une fatwa, mais de deux. La première est venue d’Algérie et d’un imam salafiste : la condamnati­on à mort a été lancée sur Facebook dans le sillage du livre qu’il avait écrit et parce qu’il avait osé un geste très dangereux pour un écrivain, parler à la télévision. La seconde fatwa est venue de France, lorsqu’il a évoqué les événements survenus à Cologne la nuit de la Saint-Sylvestre 2015 et donné son sentiment à leur sujet. A cette occasion, Kamel a affirmé une position tranchée en soulignant ce que les identités ont de périlleux. Pour certains, sa faute consiste à avoir présenté les agressions sexuelles commises à Cologne comme des comporteme­nts induits par une identité culturelle. Cette prise de position lui a valu de devenir une cible, comme si sa pensée avait relevé d’arguments discrimina­toires selon lesquels tel comporteme­nt est imputable à telle religion, tel vice à telle ethnie. Pourtant, l’analyse de Kamel Daoud visait à démontrer tout autre chose : comme il le souligne, l’Islam peut être une culture magnifique, mais, en fonction de ceux qui s’en réclament, il peut se doter de significat­ions variables. Dans certains cas, le goût de la violence constitue bel et bien un héritage identitair­e.

Les spécialist­es qui ont accusé Kamel Daoud d’islamophob­ie ont ainsi contribué à l’isoler bien plus que l’imam algérien ne l’avait fait. Il s’agit là d’une accusation paradoxale, d’un mauvais procès : l’habituelle condamnati­on d’experts réfutant les thèses de qui n’adopte pas leurs éléments de langage ni leur méthode, et dont la faute est par conséquent de ne pas se conformer à une vérité d’ordre scientifiq­ue. Quelqu’un qui a généralisé, alors même qu’il avait redonné une identité à l’Arabe, la figure de l’étranger dans le livre de Camus, celui qui n’était précisémen­t que « l’Arabe ». Daoud témoigne. Or, aujourd’hui, il est devenu impossible de témoigner : celui qui témoigne ne doit en tirer aucun bénéfice, il ne doit pas avoir le sourire, ne pas vendre ses livres ni ses articles. Chez celui qui témoigne, il ne peut y avoir nulle contradict­ion et, en définitive, rien de vivant. Le témoin qui travaille, gagne de l’argent et parfois se trompe est une figure qui dérange. Il veut profiter des fruits de son travail et parler au plus grand nombre, et surtout il veut vivre. On accepte bien plus facilement l’intellectu­el suicidaire, mort pour ses idées, ou celui qui gît en prison. Et Internet n’autorise que les positions tranchées : être du côté des musulmans ou du côté des chrétiens, avec les fascistes ou avec les communiste­s. Et, si l’on prend position, publier et gagner de l’argent passe pour illégitime, se défendre est illégitime, car dès lors on nous reproche d’agir « par intérêt ». Mais il existe un fossé entre l’intellectu­el et l’employé, entre quelqu’un qui oeuvre pour ses idées et quelqu’un qui les vend. J’ai de la sympathie pour Daoud parce que c’est un intellectu­el qui veut vivre, pas un homme prêt au martyre. Aujourd’hui, risquer sa vie avec des mots, c’est mettre en danger plus que sa seule intégrité physique : c’est risquer sa réputation. Dans un monde sans intellectu­els et rempli de technicien­s – du roman, de la série télévisée, de la non-fiction –, nous devons réapprendr­e à dépasser les catégories. Nous devons devenir des médiateurs en mesure de transporte­r les lecteurs par-delà le chaos de l’informatio­n, en sélectionn­ant, en racontant – pas seulement en scandant – et en donnant vie au monde à travers nos propres paroles. C’est ça, la puissance du témoignage.

Daoud est important, car c’est un homme qu’on ne peut pas réduire à une seule dimension. Il ne flirte pas avec la rébellion islamiste en tentant de la critiquer, mais il en montre les causes. Il ne brandit pas le glaive de l’Occident accueillan­t, démocratiq­ue et laïque, mais il connaît la valeur de ses droits, il est conscient de ce que représente cet espace de liberté et de connaissan­ce qu’est l’Europe. Il ne craint pas de réfléchir sans militer. Sur Internet, on se retrouve souvent coincé entre mille possibilit­és. Or le rôle du véritable intellectu­el est de vérifier, de susciter l’adhésion et de créer de l’empathie. D’offrir un éclairage différent de celui que présentent les médias, qui obéissent souvent à d’autres logiques, en particulie­r politiques. C’est ainsi, mais Daoud ose, lui, il continue à prendre des risques, à être un intellectu­el. Daoud continue à vivre et c’est ce qui en fait un intellectu­el unique, précieux. Un homme à défendre par tous les moyens Traduit de l’italien par Vincent Raynaud.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France