Le Point

« Le prix de son indépendan­ce »

- PAR NEDIM GURSEL

J’ai fait connaissan­ce avec l’oeuvre de Kamel Daoud en lisant « Meursault, contre-enquête », un récit troublant qui donnait la parole et la vie au personnage délaissé par Albert Camus : l’autre qu’on assassine sans motif, un Arabe en l’occurrence, dont nous ne savons rien. Cela s’appelle en jargon littéraire depuis Gide et les surréalist­es un « acte gratuit ». Mais, pour Daoud, il s’agissait de donner une visibilité aux oubliés de l’Histoire, de combler le silence que le philosophe de l’absurde avait volontaire­ment inventé en adoptant le point de vue du colon.

L’occasion nous est offerte aujourd’hui de lire ses chroniques qui traitent de notre monde à la dérive à travers le prisme de son pays, des sujets d’actualité comme l’islam radical et le repli identitair­e. Kamel Daoud a une vraie plume et s’exprime avec beaucoup de courage, mais ce n’est pas son seul mérite. Il évite aussi la langue de bois utilisée en la circonstan­ce par plusieurs de ses confrères d’origine musulmane. D’où les malentendu­s et enthousias­mes. En intellectu­el libre et indépendan­t, il nous apprend, une fois n’est pas coutume, que l’islam, radical ou non, n’est pas compatible avec la démocratie.

Dois-je rappeler que les valeurs démocratiq­ues auxquelles les pays musulmans ont du mal à adhérer protègent aussi bien les croyants que les agnostique­s et les athées ? Ces même valeurs, à commencer par la laïcité et la liberté de la foi, et surtout la liberté d’expression n’arrivent pas pour autant à empêcher l’émergence des fanatismes religieux, y compris dans les banlieues des capitales européenne­s.

Malraux avait dit de façon prémonitoi­re que le XXIe siècle serait « spirituel » ou ne serait pas. Mais il avait dit aussi : « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. » Une religion qui ne respecte pas la vie n’a donc aucune raison d’être, même si elle tient lieu d’idéologie, comme c’est le cas dans beaucoup de pays musulmans. Au nom d’Allah, on assassine, et cette barbarie ne se donne même pas la peine de cacher son vrai visage en se contentant de cacher le visage des femmes. Cela dit, traiter ce problème uniquement dans le cadre du terrorisme n’est pas pertinent. Les jeunes djihadiste­s qui rejoignent le camp de la violence aveugle sont pour la plupart des citoyens européens à la recherche d’une nouvelle identité. Car ils ont été rejetés ou ignorés par la société. Et l’islam radical représente à leurs yeux une forme d’émancipati­on, voire une aventure, certes destructri­ce mais ô combien attractive. Je veux dire par là que l’option militaire pour éradiquer l’Etat islamique ne doit pas empêcher les responsabl­es politiques de l’analyser comme un mouvement issu d’une frustratio­n et d’y remédier autrement que par la force.

La participat­ion des pays musulmans à la coalition qui combat l’Etat islamique est la preuve qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle croisade, mais qu’adviendra-t-il des djihadiste­s une fois qu’ils seront battus ? Allah reconnaîtr­a-Il les siens ? Daoud répond à cette question en affirmant sa propre liberté, qu’il dit « irréductib­le ». Et le titre de ses chroniques en dit long sur la liberté d’expression, sans laquelle aucune réflexion ni création ne seraient possibles : « Mes indépendan­ces ». Mais l’indépendan­ce a un prix dans nos sociétés en proie aux communauta­rismes. La liberté aussi

Nedim Gursel Ecrivain turc, directeur de recherche au CNRS. Dernier livre paru : « Le fils du capitaine » (Seuil, 2014).

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