Le « Père Lachaise » tombe de son fauteuil
Révélations. L’expert Bill Pallot avait monté un incroyable trafic de faux mobilier XVIIIe, allant jusqu’à piéger le château de Versailles.
Il y a là tout le Paris de l’art. Mécènes de renom, marchands fortunés, collectionneurs et aristocrates, tous se pressent, en cette fin d’été 2011, devant le 43, rue de Monceau, avant de passer sous la lourde porte cochère de l’hôtel particulier des Kraemer. Une des plus illustres galeries de Paris, spécialisée dans le XVIIIe siècle, qui nourrit depuis cent quarante ans les collections et les musées du monde entier, du Louvre à la Maison-Blanche. Ce 13 septembre 2011, Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, rend un hommage appuyé à un « interlocuteur précieux » de son ministère : Laurent Kraemer. Un « nom mythique » , un « acheteur redoutable » , qui n’a jamais ménagé ses efforts pour faire rayonner « notre patrimoine national » . Et le politique d’accrocher l’insigne de l’ordre national du Mérite sur le costume de l’antiquaire, quatrième génération d’une dynastie de « brocanteurs de luxe » . Cinq ans plus tard, le scandale n’en est que plus retentissant : la maison Kraemer, réputée pour sa discrétion et son exigence, a vendu des faux classés « trésor national » par le château de Versailles !
Des meubles et fauteuils, cen- sés dater du XVIIIe, ont été réalisés en 2007 par quelques-uns des artisans les plus doués et les plus en vue de la place de Paris. A l’origine de cette formidable intrigue balzacienne, un nom : Bill Pallot. Cheveux longs, lunettes rondes, cintré dans un costume trois pièces, le vendeur de la galerie Aaron, chargé de cours à la Sorbonne, est un des plus grands spécialistes ès sièges du XVIIIe. Cela ne s’invente pas : à l’hôtel des ventes de Drouot, on le surnomme « Père Lachaise ». Aux policiers de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels qui l’interrogent, cet expert près la cour d’appel de Paris et agréé par les douanes françaises dit ne pas se connaître de concurrent : « Je suis le meilleur », affirme-t-il en toute modestie. Avant d’avouer la supercherie, provoquant la stupeur dans le milieu de l’art. Et le trafic aurait pu perdurer longtemps si les enquêteurs n’étaient pas tombés par hasard sur un étrange flux financier.
Prélude. Tout commence en février 2014. Joaquim, chauffeurrégisseur de la galerie Malingue, anciennement employé chez Meyer, tente d’acheter à Sarcelles une maison à 530 000 euros via un compte portugais. Le notaire refuse : trop peu discret. La somme ne correspond d’ailleurs ni à son salaire ni à celui de son épouse, coiffeuse en région parisienne. A force de fréquenter les salles de vente et de transporter des oeuvres d’art, Joaquim s’est cependant « fait l’oeil » et a appris, à l’aide de contacts dans le milieu, à réaliser quelques bons coups en toute discrétion. Ainsi en va-t-il de cette paire de vases Louis XV et de cette autre d’époque Régence qu’il vend de gré à gré, récoltant 210 000 euros en février 2012. Quelques mois plus tard, il écoule, pour quelques dizaines de milliers d’euros, des bougeoirs de valeur et divers objets chez Tajan. Pas si mal, pour un homme sans le sou.