Les confidences de l’empereur Ghosn
Sans filtre. L’homme qui dirige Renault, Nissan et Mitsubishi parle de tout : des résultats record de Renault, de son salaire, de ses relations avec l’Etat, du Brexit, de Donald Trump, du futur de l’automobile…
Apeine assis dans le petit fauteuil, il a détecté la présence du photographe et appelé Anja, son assistante : « Mon pin’s, apportez-moi mon pin’s [avec le losange]. Si on n’est pas patriote un jour comme aujourd’hui, on ne l’est jamais. » Et puis Carlos Ghosn, le PDG de Renault et de Nissan, s’est mis à parler. Encore et encore. Lui dont l’agenda est normalement calé à la minute près, lui dont les interviews avec la presse sont habituellement données avec un chronomètre a cette fois laissé filer le temps. « Continuons » , a-t-il glissé à son conseiller qui lui indiquait que le créneau dévolu à l’entretien était déjà largement dépassé. C’est qu’à la veille de la publication par Renault de résultats financiers record il avait des vérités à dire, des critiques à rectifier, des revanches à prendre, des blessures à dévoiler. Il s’est livré. En toute franchise. Le Point : Le groupe Renault va enregistrer des résultats exceptionnels pour l’année 2016. Est-ce une euphorie passagère ? Carlos Ghosn : Pas du tout ! Il ne faut pas croire qu’on aurait tout misé sur 2016 pour faire tomber des records. Il s’agit d’une tendance de fond. Les ventes avaient déjà progressé de plus de 3 % en 2015, elles ont crû de 13 % l’an dernier… Cette excellente performance en matière de croissance, de volume de ventes et de rentabilité est l’aboutissement d’une stratégie de long terme, la rançon d’efforts déployés par les salariés depuis très longtemps… On vous a pourtant souvent accusé de délaisser Renault au profit de Nissan…
Oui, on m’a souvent accolé cette image de patron fossoyeur de Renault. J’étais décrit comme un PDG qui se moquait bien de l’avenir du constructeur français, qui ne s’intéressait qu’au devenir de Nissan et qui passait sa vie au Japon… Eh bien, cette fois, ça y est, on va
l’enterrer, cette fausse image ! J’ai subi ces critiques répétées pendant de nombreuses années sans vraiment répliquer. J’ai construit la stratégie contre vents et marées. Je savais où était le potentiel de Renault et combien il était grand. Les gens ne voient souvent que le passé et le présent, ils n’imaginent pas l’avenir. C’est toujours difficile pour un patron d’expliquer sa stratégie sans apporter des résultats, des preuves tangibles. On n’est pas toujours audibles ni crédibles. Aujourd’hui, tout change. Les chiffres parlent d’euxmêmes, ils parlent pour Renault. Comment avez-vous vécu les critiques pendant ces années ?
On n’a pas toujours été patients avec Renault. On ne nous a pas toujours aidés. Mais ces critiques répétées, même si elles m’ont peiné, m’ont fait avancer. Et je sais qu’en France, par rapport à d’autres grands pays, les entreprises sont souvent jugées avec sévérité. L’alliance entre Renault et Nissan, qui regroupe plusieurs entreprises, avec plusieurs bases dans le monde, interroge, je le comprends très bien. Certains pensent : « Mais comment un homme peut-il être loyal et fidèle à plusieurs entreprises en même temps ? » Cela paraît impossible. Alors, il fallait forcément que je préfère une entreprise à une autre… Je remarque que cela fait deux ans que la croissance de Renault est supérieure à celle de Nissan et que je n’ai pas entendu une seule remarque de ce genre au Japon… Nous travaillons ensemble, jamais l’un contre l’autre, mais bien l’un avec l’autre. Nous sommes une équipe et chaque constructeur a ses moments de force et de faiblesse. On a souvent discuté vos choix pour Renault. Comme celui de miser des milliards sur la voiture électrique et de faire peser le risque uniquement sur le constructeur français. C’est un bon exemple d’une décision de long terme que j’ai prise, qui a été copieusement décriée et que
« J’étais décrit comme un PDG qui se moquait bien de l’avenir du constructeur français. Eh bien, cette fois, ça y est, on va l’enterrer, cette fausse image ! »
plus personne ne discute aujourd’hui. Car l’électrique, c’est l’avenir de Renault. On a annoncé la Zoé en 2008, elle est arrivée dans les concessions en 2013. Sur le créneau, on était seuls. Même le constructeur américain Tesla n’est venu qu’après. A l’époque, tous les autres constructeurs disaient que ça ne marcherait pas, que Renault n’était pas très sérieux. Il y avait même des académiciens qui affirmaient que cette voiture était dangereuse, que les batteries allaient exploser. Des experts qui ont disparu ou se font beaucoup plus discrets… Car l’alliance a sur le marché 400 000 voitures électriques qui roulent quotidiennement !
Mais la voiture électrique ne représente même pas 2 % des ventes en Europe !
C’est déjà une réussite technique et stratégique. La réussite commerciale viendra, l’histoire ne fait que commencer. Même si Zoé est déjà la voiture électrique la plus vendue en Europe. Nous sommes dans le long terme, plus personne ne dit aujourd’hui que la voiture électrique ne sera pas au centre de l’industrie automobile. A d’autres moments aussi, ça a tangué pour Renault. Par exemple, quand j’ai affirmé que son positionnement à l’international allait renforcer Renault en France, qu’est-ce que j’ai entendu !
C’était la fin de Renault, l’ancienne régie quittait l’Hexagone…
Renault est quand même loin de ses bases quand il construit des usines en Inde, au Brésil ou en Chine ?
Mais ces investissements à l’étranger portent aussi l’activité industrielle de la France. Nous avons tenu tous nos engagements sur l’accord de compétitivité signé en 2013 et nous venons de parapher un autre accord de performance en janvier. Chez Renault, nous avons embauché en 2015 et en 2016. Nous nous sommes engagés à recruter 3 600 contrats à durée indéterminée et 6 000 emplois jeunes d’ici à 2020. Nous avons augmenté la production en France. Pas de manière artificielle, mais de manière compétitive, donc durable.
Ce qui est bon pour Renault est forcément bon pour la France ?
Oui, par les temps qui courent, embaucher des milliers de personnes en CDI, c’est bon pour la France. C’est positif pour le moral de son industrie. En outre, la croissance de Renault se répercute sur l’activité de nos fournisseurs, sur nos transporteurs et sur nos distributeurs. Renault fait vivre un tissu social très large. Autre conséquence : quand vous faites de très bons résultats, vous payez aussi des impôts dans votre pays. Sans oublier l’apport technologique… De nombreux développements se font ici en France, au Technocentre de Guyancourt. Enfin, Renault est une marque reconnue mondialement comme étant française. C’est sûr, ce qui est bon pour Renault est bon pour la France.
Comment expliquez-vous ce renouveau de Renault ?
C’est grâce à l’alliance, indéniablement. Notre alliance entre Renault et Nissan, étendue maintenant à Mitsubishi Motors, souvent mal comprise – c’est peutêtre notre faute –, est un formidable levier de performance pour l’entreprise. Grâce aussi aux salariés, qui ont renforcé la compétitivité de Renault.
Comment, concrètement, l’alliance a-t-elle été bénéfique ?
Nous avons complètement modifié la gamme des voitures Renault. Elle est désormais moderne, adaptée et compétitive. On a renouvelé des produits traditionnels de la marque, comme la Clio, l’Espace, la Mégane ou le Scénic, qui ont un nouveau design et des technologies innovantes. Mais on a aussi étendu l’offre avec le crossover Kwid, le pick-up Oroch, son grand frère l’Alaskan, le SUV Captur, leader de son segment en Europe, ou le Kadjar. Tout cela, c’est grâce à l’alliance ! Les plateformes partagées entre Renault et Nissan permettent d’atteindre des coûts très compétitifs. Cette gamme rénovée n’existerait pas sans l’alliance. Celle-ci fournit l’échelle et le support, permet le partage des responsabilités et des investissements. Cela nous rend plus forts. Et saviez-vous que Renault est en 2016 la première marque sur le continent africain ?
Avec l’arrivée de Mitsubishi Motors, l’alliance change encore de visage.
Tout à fait. Les synergies à venir entre Renault et Mitsubishi Motors vont renforcer les performances de Renault. On n’en a pas fini avec les records ! Car beaucoup de moteurs de la fusée Renault n’ont pas encore été allumés, ou seulement partiellement. C’est le cas de notre investissement en Russie : nous avons plus de 33 % du marché avec Lada et les autres marques de l’alliance, un marché actuellement à son plus bas niveau historique. Quand il va repartir, ce sera un booster de croissance et de profit incroyable ! Idem pour le Brésil, où nous avons beaucoup investi. Et pour la Chine… Pendant longtemps, on n’a entendu que des critiques du genre « Renault n’est pas en Chine, c’est une catastrophe », mais la question n’est pas d’aller vite. Il faut investir intelligemment et quand on est prêts. Nous sommes désormais présents en Chine avec une des meilleures usines du groupe et dans quelques années le moteur chinois de Renault entrera dans sa pleine puissance… Pareil pour l’Inde, où nous sommes seulement au début de l’offensive. L’Europe, qui porte la croissance de ces derniers mois, finira par réduire l’allure, mais il y a suffisamment de réserves de croissance chez Renault pour permettre la pérennité de l’entreprise. C’est mon seul objectif et ma responsabilité pour Renault.
L’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi peut-elle devenir leader mondial en 2017 ?
Nous totalisons 9 960 000 voitures vendues au cours de l’année écoulée. La différence entre nous et le
« L’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi totalise 9 960 000 voitures vendues au cours de l’année écoulée. La différence entre nous et le leader [Volkswagen] n’existe pratiquement plus. »
leader [NDLR : le constructeur allemand Volkswagen] n’existe pratiquement plus. Seulement 340 000 voitures nous séparent du numéro un. Pour le reste, je ne veux pas faire de pronostics sur l’avenir, mais nous avons un avantage compétitif sur nos concurrents : l’alliance. Nos compétiteurs ne savent pas faire fonctionner des partenariats entre entreprises à long terme.
Quelles sont vos relations avec l’Etat actionnaire ?
Je ne ferai pas de commentaires sur mes actionnaires. Je fais tout mon possible pour les convaincre de la pertinence de ma stratégie. C’est parfois compliqué, nous avons eu des divergences, mais il s’agit d’une relation constructive. Même au moment de l’affaire des droits de vote doubles, il a finalement été possible de s’entendre. C’est essentiel pour le bien de Renault, de Nissan, pour l’alliance et donc pour la France.
Vous avez trouvé la recette pour faire fonctionner ensemble des cultures différentes, mais il semble que l’alliance tienne sur votre personnalité. Le jour où vous partirez, tout s’effondrera ?
Il existe toute une génération d’excellents managers, chez Renault comme chez Nissan, que j’ai nommés et qui ont tous vu leur propre entreprise bénéficier de l’alliance. Voilà pourquoi je suis confiant. La génération qui viendra saura porter le message, l’adapter et le moderniser, car j’ai conscience des bouleversements extraordinaires qui attendent notre industrie.
Cette alliance pourra tenir sur un seul homme, comme c’est le cas aujourd’hui ?
Lorsque vous avez la possibilité d’avoir un homme légitime des deux côtés, capable de gérer l’ensemble, pourquoi ne pas le faire ? Mais cette configuration ne sera peut-être pas répliquable telle quelle. On verra.
Cela semble insensé pour un seul homme de gérer tout à la fois Renault, Nissan et maintenant Mitsubishi. Comment faites-vous ?
Seuls les résultats comptent et ils sont là. Je comprends votre préoccupation. Chez Mitsubishi Motors, je ne suis que président du conseil, le directeur général est resté Osamu Masuko. J’y passe deux jours pleins par mois, quand je suis au Japon, avant tout pour aider et conseiller. Chez Nissan, j’ai nommé un co-PDG, Hiroto Saikawa, qui prend les décisions quand je suis absent. Chez Renault, enfin, je reste PDG, car la transformation de l’entreprise est toujours en cours et beaucoup de choses vont arriver.
Consacrez-vous un nombre défini de jours par mois à chaque entreprise ?
C’est variable. Je passe environ deux semaines par mois chez Renault. J’y suis plus présent que chez Nissan, car là-bas je dirige l’entreprise depuis dix-sept ans et sa transformation est déjà bien avancée. Le reste du temps, je le consacre à l’alliance, à Nissan et à Mitsubishi marginalement. Après, peut-être que dans quelques mois tout cela sera différent…
Vous passez donc votre vie dans l’avion !
Beaucoup moins que vous ne le pensez, parce que je suis très organisé et que j’essaie de ne pas multiplier les déplacements. Personne ne peut échapper au décalage horaire. Quand les gens vous voient, ils n’ont pas à savoir que vous êtes fatigué, que vous débarquez de Tokyo ou de Detroit, car ils veulent un arbitrage, une orientation claire, une réponse précise.
Vous avez évoqué les crispations françaises face aux entreprises. Et face à votre rémunération (16 millions d’euros pour l’année 2015) ? Là aussi, on peut parler de spécificité française ?
Particulièrement française, oui. Je reconnais cette sensibilité, je la constate, je fais avec. Et j’essaie d’éviter d’entrer dans ce débat, car quoi que l’on dise on est toujours perdant… Après, on s’adresse à moi comme si je fixais moi-même mon salaire : il y a un comité des rémunérations, un conseil d’administration qui a pour responsabilité de garder un patron.
« Quand les gens vous voient, ils n’ont pas à savoir que vous êtes fatigué, que vous débarquez de Tokyo ou de Detroit, car ils veulent un arbitrage, une orientation claire, une réponse précise. »
Regardez dans l’histoire de l’industrie automobile combien de constructeurs ont vu leur essor ou, au contraire, leur chute être attribué(e) à leur dirigeant. Etudiez aussi les niveaux de rémunérations pratiqués chez les concurrents.
Vous comprenez que cela puisse choquer ?
Quand on discute le salaire d’un dirigeant sans s’intéresser à la taille de l’entreprise ou à sa performance, je trouve le débat un peu biaisé. Qu’il y ait des appels pour qu’un patron ne gagne pas beaucoup d’argent quand l’entreprise n’est pas performante, je le comprends parfaitement. Mais si l’entreprise est prospère et voit sa stratégie porter ses fruits, pourquoi le patron n’en serait-il pas récompensé ?
Avec la victoire de Donald Trump aux EtatsUnis, assiste-t-on à la fin du libre-échange ?
Pas du tout. Mais il y aura une forme de libre-échange probablement différente, avec davantage d’accords bilatéraux que multilatéraux. Parce que les accords bilatéraux sont plus facilement explicables à l’opinion publique, moins abstraits, on pourra aisément dire : « Notre pays perd là-dessus mais gagne là-dessus. » Car pour l’instant, dans beaucoup de pays, les gens savent ce qu’ils perdent ou ont perdu, mais pas ce qu’ils ont gagné, notamment en pouvoir d’achat.
Voir Trump sommer les patrons de l’automobile d’investir aux Etats-Unis et pas au Mexique doit quand même vous inquiéter.
Les patrons sont responsables de leurs entreprises, quelles que soient les conditions politiques. En Amérique du Nord, le cadre a été fixé par l’accord de libreéchange signé en 1994 entre le Mexique, les Etats-Unis et le Canada. Tous les constructeurs s’y sont adaptés et ont construit leur chaîne de production en fonction de cet accord. Maintenant, nous attendons tous les nouvelles règles. Nous nous adapterons.
Nissan a la deuxième plus grosse usine automobile d’Europe au Royaume-Uni. Forcément, le Brexit doit vous inquiéter.
Mais je ne sais pas ce qu’est le Brexit pour l’instant ! On ne sait pas concrètement ce qu’il va se passer. Les négociations prendront beaucoup de temps… Ce qui nous importe, c’est la compétitivité du made in United Kingdom. C’est le message que j’ai passé à Theresa May quand je l’ai rencontrée à l’automne dernier. Car ce que nous avons fait, ce sont des investissements européens, pas britanniques, basés en Grande-Bretagne. C’est valable pour toutes les entreprises : si des murs sont érigés entre l’UE et la Grande-Bretagne, les investissements se réduiront…
La France aussi va connaître sous peu un scrutin majeur. Quels devraient être les principaux débats de la présidentielle ?
D’abord, le problème de la dette publique, dont le niveau inquiète tout le monde et met le pays à la merci de taux d’intérêt pouvant remonter à n’importe quel moment. Le défi est là : comment ne pas mettre la France sous la tutelle de ceux qui possèdent notre dette ? Deuxième grand enjeu : comment stimuler l’innovation et la créativité pour que la France devienne un acteur majeur des transformations technologiques en cours ? Il est frappant de voir combien de Français, mais pas forcément en France, contribuent à cette grande mutation. Chaque fois que je vois une start-up dans la Silicon Valley, elle compte au moins un Français dans ses rangs ! Cette créativité qui a essaimé partout dans le monde pourrait revenir en France. Mais pour cela il faudrait réunir les conditions nécessaires pour que ces entrepreneurs acceptent de revenir.
Et ce serait quoi ?
Qu’il y ait une ambiance qui les encourage à aller de l’avant et qu’ils puissent s’enrichir. Qu’ils ne soient pas regardés comme des citoyens de deuxième catégorie pour avoir réussi. Il faut mettre en place une culture les incitant à aller de l’avant.
Pour vous, constructeur automobile, la transformation technologique est-elle également majeure ?
Absolument. La voiture de demain sera électrique, totalement connectée et autonome. La seule interrogation, c’est à quelle échéance ces transformations seront achevées. Dans quatre, cinq, sept ans ? Tout cela implique de nouvelles technologies, de nouveaux fournisseurs, de nouvelles façons de travailler. Nous signons des accords avec des entreprises technologiques, nous en avons signé un récemment avec Microsoft. Et ce n’est que le début…
« Chaque fois que je vois une start-up dans la Silicon Valley, elle compte au moins un Français dans ses rangs ! Cette créativité qui a essaimé partout dans le monde pourrait revenir en France. »