Adrian et Coop-Phane, la relève
Ils ont la vingtaine. Leurs romans tranchent avec les clichés de l’époque.
La littérature française peut gonfler ses poumons. De l’air frais arrive, un bon oxygène, ça va la requinquer. On a déjà parlé de Nina Leger (voir Le Point n° 2313), 28 ans, de son personnage de collectionneuse de sexes dans « Mise en pièces », deuxième roman troussé comme une réponse à un regard masculin qui fragmente le corps des femmes en seins, fesses, chevelures. Voici maintenant deux garçons du même âge, que tout sépare apparemment mais que le talent réunit : Oscar Coop-Phane et Pierre Adrian.
Le premier, 28 ans, a la nonchalance d’une rockstar, dont il arbore aussi les tatouages épiques, notamment un bateau toutes voiles dehors. Mais si Coop-Phane, de grandpère anglais, a été marin, c’est seulement sur les flots des nuits européennes, où il a longtemps vogué comme mixologiste. Sa littérature aussi est tatouée, portant la marque d’un Calet, d’un Bove ou d’un Roussel, qui s’invite d’ailleurs dans son dernier livre, « Mâcher la poussière ».
Le second, Pierre Adrian, ferait davantage penser à un Isidore Beautrelet du XXIe siècle : comme le tombeur d’Arsène Lupin, il aime le cyclisme, la pureté dangereuse, vénère Pasolini, qu’il appelle « Pa » et dont il avait suivi les traces dans un premier texte (1) incandescent. Dans son nouveau récit, il entame un autre pèlerinage : au coeur de la vallée d’Aspe, où il a choisi de vivre comme un moine au côté du père Pierre, aux confins de cette France rurale oùl ’« on ne peut plus faire comme si les gens avaient la foi ». Il en rapporte un texte tantôt apaisé, tantôt rageur, et le portrait d’un homme qui tente de ne pas brûler son âme à réchauffer celle des autres. Il y a du Bernanos et du Buzzati du « Désert des tartares » dans ces « Ames simples ». Adrian décrit avec précision et lyrisme des paysages à couper le souffle où il faut tenir, et se tenir, face aux ténèbres de l’époque : « Le monastère règne sur la vallée, autorité stable et sûre dans un paysage incertain. Comme si cette vie-là, ses amours faméliques, ses intrigues, ses peurs, était dominée par un amour plus grand. Sans Sarrance, ici, la terre s’écroulerait. Elle bougerait encore. Les sommets avaleraient la vallée dans un long bruit d’étouffement. Demandez à tous ceux qui passent. A ceux qui restent. Ils diront que ce lieu porte une espérance qui le dépasse. Qu’on y trouve la joie dans les regards. Certains endroits élèvent. » Et favorisent, manifestement, l’éclosion de la littérature.
Avec « Mâcher la poussière », Coop-Phane donne lui aussi dans le lieu clos. Sauf que le monastère est un palace de Palerme et que les autels sont de chair. Féminine et jeune, de préférence. Stefano est baron, il a tué au fusil de chasse un enfant qui farfouillait dans ses amandiers. L’enfant appartient à un clan puissant. Puisque le sang précieux a coulé, l’existence de l’assassin devra elle aussi se figer. Condamné à la prison dorée à vie, le héros tourne comme un tigre encagé, au rythme non des vêpres mais des gins tonics. C’est un peu « La vie mode d’emploi » et « The Grand Budapest Hotel », « Le guépard » et « Downton Abbey ». Car la lutte des classes bat son plein dans ce grand paquebot vide. Le corps du petit personnel sert de monnaie d’échange et passe par pertes et profits, le concierge épie, fait des rapports. Surveiller et punir. L’intrigue lui a été inspirée par un fait divers, explique Coop-Phane, mais elle est perturbée par la toxicité lancinante que ce styliste lui injecte. L’alcool joue un grand rôle, fluidifie le temps et les pulsions. Un pensionnaire qui fait penser à Raymond Roussel est de la partie : serait-on à l’hôtel des Palmes, où l’auteur de « Locus Solus » a été retrouvé mort en 1933 ? La vie de rêve n’est qu’un rêve de vie. A la fin, c’est toujours la solitude qui gagne. « Ce sont les nuits où l’on se sent le plus seul qu’il y a le plus de monde dans les bars. On croirait qu’ils se sont tous passé le mot pour bien vous montrer à quel point vous êtes malheureux », écrit-il.
Les âmes simples mâchent la poussière. Ce pourrait être une phrase pour notre époque. Les âmes simples mâchent la poussière. Et la recrachent en feu d’artifice « Des âmes simples », de Pierre Adrian (Les Equateurs, 190 p., 18 €).
« Il y a des vies qu’il faut savoir finir. Ce jeu minable d’être quelqu’un. » Pierre Adrian
« Je rangerai derrière son oreille une de ses mèches décoiffées. Et nous boirons ensemble à nos libertés. » Oscar Coop-Phane