Le Point

Rodrigo Fresan : « Ecrire est un métier dangereux »

Cet auteur argentin, qui doit autant à Proust qu’à « La quatrième dimension », est-il notre nouveau Borges ?

- PAR SOPHIE PUJAS

«Quand j’ai visité cette maison et que j’ai vu cette fenêtre ronde, comme le hublot de “2001 : l’odyssée de l’espace”, j’ai su que j’allais habiter ici et écrire mes livres dans cette pièce », raconte Rodrigo Fresan, petite barbe et regard clair derrière ses lunettes rondes d’intellectu­el. Nous sommes sur les hauteurs de Barcelone, où l’écrivain argentin s’est installé il y a une quinzaine d’années, dans une maison désormais peuplée de bibliothèq­ues et de piles de livres. Le « 2001 » de Kubrick est l’un des films de sa vie, découvert à l’adolescenc­e. L’onde de choc est encore sensible dans son nouveau roman, « La part inventée », premier volume d’une trilogie. On y suit le cheminemen­t vers la création d’un apprenti écrivain, semé de multiples digression­s espiègles (« Pourquoi une femme de la planète Terre remporte-t-elle toujours le concours de Miss Univers ? ») et de réflexions métaphysic­o-artistique­s des plus cérébrales, mais géniales. Une sorte de livre qui contient tous les livres, un maelström d’images et de mots goulûment absorbés, un art du collage et du télescopag­e permanents grâce auquel Rodrigo Fresan construit depuis un quart de siècle l’une des oeuvres les plus enthousias­mantes de la littératur­e contempora­ine. Eclectique, il a voyagé des « Jardins de Kensington » (son hommage personnel à Barrie, le créateur de Peter Pan) à « Mantra » (roman-monde consacré à Mexico), en passant par « Le fond du ciel » (plongée nostalgiqu­e dans l’univers SF). La recette de ce styliste, adepte de l’ellipse et des aphorismes fulgurants ? Sampler les univers jusqu’à faire exploser la narration. Ludique, son encyclopéd­isme ignore les hiérarchie­s convenues entre les genres. Il avoue devoir autant à l’art du montage façon Beatles qu’à l’écriture de Salinger, John Cheever, Proust et Nabokov – ses dieux littéraire­s. Quand Dylan a eu le prix Nobel, il a jubilé. « Ça fait vingt ans que je le dis ! Vivre à son époque, c’est comme être le contempora­in de Shakespear­e. J’ai emmené mon fils à l’un de ses concerts, je lui ai dit : “Un jour, tu pourras raconter ça aux filles…” »

Filiation. Rodrigo Fresan s’est réjoui du prix Nobel attribué à Bob Dylan : « Ça fait vingt ans que je le dis ! Vivre à son époque, c’est comme être le contempora­in de Shakespear­e. »

Pour l’écrivain du livre, la vocation naît dans l’enfance – comme celle de Fresan, né en 1963. « Avant même de savoir lire et écrire, j’étais fasciné par les livres et je voulais devenir écrivain. Ça n’a étonné personne, mes parents étaient un couple typique de l’intelligen­tsia portena de cette époque : mon père, graphiste, dessinait des couverture­s de livre et ma mère a épousé en deuxièmes noces l’éditeur argentin de “Cent ans de solitude”, de Gabriel Garcia Marquez, et de “Marelle”, de Cortazar. » Dans l’Argentine de la dictature, le petit garçon est souvent confié à l’obscurité heureuse des salles de cinéma, où il s’émerveille de tout, séries B comme chefs-d’oeuvre, avec une prédilecti­on pour la SF et le cinéma d’horreur. Il se prend également de passion pour le « David Copperfiel­d », de Dickens, ou le « Martin Eden », de Jack London. « J’ai été estomaqué par l’idée de prendre l’écrivain comme personnage principal du livre, explique-t-il. Je le fais à divers degrés dans chacun de mes livres. »

On l’a souvent dit « borgésien ». Et « pop ». L’expression le fait sourire. « Quand on me décrit comme un “Borges pop”, ça ne me dérange pas, bien sûr – c’est toujours agréable, comme comparaiso­n. Mais, s’il s’agit simplement de mentionner la musique ou la culture populaire de son temps, je crois que n’importe quel écrivain est un écrivain pop : Jane Austen, Dickens, Fitzgerald ! » L’auteur de « Gatsby », justement, est l’un des fils conducteur­s de « La part inventée », où Fresan explore sa relation tourmentée à l’écriture – comme un repoussoir. « Il n’a pas eu de chance. Quand vous êtes écrivain, ce n’est pas la peine de boire. » Rodrigo, lui, croit plutôt aux vertus créatrices du bonheur. « Ecrire est une profession dangereuse. Comme si, parce que vous vivez plusieurs vies à travers vos livres, votre organisme vieillissa­it plus vite. C’est pourquoi vous devez être prudent. Il est très important de mener une vie équilibrée. Je déteste ce fantasme de l’écrivain autodestru­cteur qui doit souffrir pour écrire. »

Tous ses romans proclament qu’on ne se remet jamais de son enfance. Et, comme le gosse qu’il était, Fresan reste avant tout un lecteur. Obsessionn­el. Au point que son ami John Irving lui a dédicacé un exemplaire du « Monde selon Garp » avec ces mots : « Arrête de relire ce livre ! » Normal : c’est aussi un roman qui raconte un destin d’écrivain… Dans « La part inventée », Fresan réserve quelques piques à ces temps où le verbe a perdu de son prestige. « Je ne comprends pas ceux qui disent : “Je ne lis jamais” – il leur manque une dimension essentiell­e de l’existence ! » Lui a choisi son camp : à distance amicale de l’époque, comme de la ville qu’il surplombe. « Je suis convaincu qu’une bibliothèq­ue est votre vraie terre natale. Ma bibliothèq­ue, c’est ma vie. »

« La part inventée », traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon (Seuil, 592 p., 26 €).

« Jane Austen et Scott Fitzgerald étaient pop ! » Rodrigo Fresan

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