Le Point

Ces artistes qui font front

« Chez nous », sur grand écran, et Frère Animal, sur scène, s’inspirent de la montée du populisme.

- PAR VICTORIA GAIRIN

Prenez une petite ville du nord de la France nommée « Hénard », une jeune femme infirmière à domicile (Emilie Dequenne) qui s’occupe seule de ses deux enfants et de son père, ancien métallurgi­ste communiste. Un médecin de famille (formidable André Dussollier) aux idées bien à droite, à l’affection toute paternelle, chef local d’un certain Bloc patriotiqu­e. Lequel bloc est dirigé – donnons-le en mille – par une blonde d’une cinquantai­ne d’années à la carrure pour le moins identifiab­le… Difficile de ne pas reconnaîtr­e Marine Le Pen et les rues d’Hénin-Beaumont dans « Chez nous », la fiction du réalisateu­r belge Lucas Belvaux, qui sort en salles le 22 février. Les élus du Front national ont d’ailleurs bien compris l’allusion, qui, depuis la mise en ligne de la bande-annonce du film début janvier, se répandent en diatribes et crient à la caricature dans les médias.

Drôle de coïncidenc­e – ou conséquenc­e du calendrier politique –, l’excellent deuxième album du collectif Frère Animal, « Second tour », raconte lui aussi l’histoire d’un Bloc. « National », cette fois-ci. Et de Thibaut, jeune ouvrier condamné pour avoir mis le feu à son usine, qui, abandonné par les siens, se rapproche de l’extrême droite à sa sortie de prison.

Alors que la scène rap (NTM, La Rumeur, IAM…) semble avoir déserté le terrain de la contestati­on politique depuis déjà quelques années, assisterai­t-on à un retour de flamme chez les artistes ? La pop sirupeuse qui envahit les ondes depuis le début des années 2000 laisserait-elle une petite place au come-back de la chanson engagée ? « Parler de politique en chanson est devenu un événement. Ils sont loin, les Ferré, les Ferrat, les Barbara », regrettent l’écrivain Arnaud Cathrine et le chanteur Florent Marchet, de Frère Animal. Pour Lucas Belvaux, contrairem­ent à ce qu’on pourrait penser, la critique du FN dans le champ

Toute ressemblan­ce avec des personnage­s existants… Sous la perruque blonde de Catherine Jacob (au centre), difficile de ne pas reconnaîtr­e Marine Le Pen.

culturel n’est pas si simple. « Depuis les années 1980, le Front national exerce une pression sur les intellectu­els, assure-t-il. Nous traite de bobos nantis qui ne connaissen­t rien au peuple et délégitime ainsi quiconque oserait se frotter au sujet. Cela a provoqué une sorte d’autocensur­e. »

Fallait-il pour autant mettre les deux pieds dans le plat, quitte à frôler le cliché ? Catherine Jacob, alias Agnès Dorgelle, devait-elle nécessaire­ment porter une perruque blonde pour qu’on reconnaiss­e en elle la leadeuse bleu marine ? « Cela n’aurait eu aucun sens qu’elle soit brune. La blondeur est fondamenta­le dans le message que véhiculent les partis populistes en Europe. Elle symbolise quelque chose d’apaisant, de pacifiant, de terre à terre. » Dans le film, on voit aussi un militant identitair­e, exclu du Bloc par le docteur Berthier (André Dussollier), raflant des Roms dans les terrains vagues. « Dédiabolis­er le parti et éloigner les éléments radicalisé­s est l’un des chevaux de bataille de Marine Le Pen. Bien sûr qu’il fallait en parler » , se défend le réalisateu­r, qui s’est associé à Jérôme Leroy – auteur en 2011 du « Bloc » (Gallimard) – pour écrire un scénario au plus proche de la réalité et dont le travail documentai­re est, il faut le reconnaîtr­e, absolument remarquabl­e.

Bobos. Idem dans la fable musicale de Frère Animal, qui n’hésite pas à donner à son antihéros Thibaut un frère marié à un homme, comme pour titiller les tenants de La Manif pour tous. Ou de reprendre, pour les détourner en musique, les discours du FN et les opérations coup de poing des militants identitair­es. Sans se priver de faire de l’humour : on retrouve ainsi la fameuse « mémé à chien », cible idéale du racolage frontiste sur les marchés. « Il a l’air gentil, ce chien-chien ! C’est un épagneul ? Breton, j’espère ! » , « Bon, à part ça, Mamie : le 23 avril, on pense au Maréchal ! » Une part de naïveté que Florent Marchet et Arnaud Cathrine assument parfaiteme­nt : « Notre spectacle raconte une histoire. On est là pour faire rire, tomber dans le cliché s’il le faut, quitte à nous parodier nous-mêmes. » Car si ce sont eux les bobos, alors pourquoi ne pas en jouer ? « Hé, les bobos, franchemen­t, vous vivez où ? Faut vraiment que je vous explique la vie, là ? » s’agace le personnage de Benjamin (Nicolas Martel), rabatteur du Bloc national, qui jongle sur les colères intimes de ses amis de gauche bon teint. « Notre spectacle n’est ni militant ni subversif, précise Arnaud Cathrine. Il ne prétend pas non plus éveiller les conscience­s, seulement les maintenir en alerte. »

Pas militant ? Mais où placer le curseur, le 21 avril, à deux jours du premier tour de l’élection présidenti­elle, pour que le concert que doit donner le groupe au Trianon ne se transforme pas en manifestat­ion politique ? « C’est l’avantage de la fiction, répond Arnaud Cathrine. On reste dans la fable, l’allégorie, on recherche un certain lyrisme, qui, même s’il s’en inspire, est finalement très éloigné de la réalité politique. » Lucas Belvaux, critiqué, lui, pour avoir fait « un film bobo, avec des bobos, pour les bobos », s’étonne encore du formidable coup de pub offert par le Front national, qui, pensant miner la promotion du film, n’a fait qu’attiser l’attente de sa sortie en salles. Un « effet Streisand aussi bienvenu qu’inespéré » , s’amuse encore le réalisateu­r en référence à ce phénomène qui veut que plus on parle de quelque chose, plus on a envie d’en parler…

« Chez nous », en salles le 22 février.

Frère Animal, « Second tour » (PIAS), en tournée dans toute la France et au Trianon, à Paris, le 21 avril.

« Hé, les bobos, franchemen­t, vous vivez où ? Faut vraiment que je vous explique la vie, là ? » Frère Animal

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Engagé. Avec « Second tour », Frère Animal réintrodui­t une dimension politique dans la chanson française.
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Politique-fiction. Pour le réalisateu­r belge Lucas Belvaux, « Chez nous » est un film citoyen.

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