Comment Napoléon et de Gaulle ont réconcilié les Français
Dans « Napoléon et de Gaulle. Deux héros français » (Perrin), Patrice Gueniffey dresse un portrait croisé des deux grands hommes. En filigrane, il suggère que la crise de l’Etat ne permet plus la percée d’un homme providentiel.
Il y a des livres gigognes qui cachent leur vrai sujet. C’est le cas du dernier ouvrage de Patrice Gueniffey. A première vue, un portrait croisé Napoléon-de Gaulle. La plume est éblouissante, parfois féroce, à l’image de ses sujets, l’analyse fine faisant souvent son miel de textes enthousiasmants – Mauriac, Malraux, Taine, Michelet… A l’évidence, Gueniffey a eu besoin de prendre de la hauteur, loin de l’air vicié qui pollue nos « sociétés infimes » et anémie nos politiques. De ses deux modèles, qui volent très haut, auscultés au kaléidoscope de quelques miroirs brisés, il ressort des fulgurances magistralement étayées. Si Napoléon fut porté par les Français, de Gaulle les a portés. Le premier a manqué son retour en 1814, le second en 1958 l’a pleinement réussi. Les deux ont raté leur première occasion d’écrire l’Histoire, la Révolution ou la guerre de 1914. Mais le vrai sujet du livre est ailleurs : le besoin de grands hommes, spécificité française. Notre pays en est malade, il est notre péché mignon, notre remède et notre mal. Mais pourquoi cette soif inextinguible que certains historiens ont voulu occulter ? Pour quelles raisons issues des chromosomes de notre passé nous raccrochons-nous à ces recours pour mieux les rejeter, rêves toujours déçus ? L’explication touche au « génie » propre d’un pays qui ne guérit pas de son Histoire. Nul doute qu’en ces temps marécageux cette élévation vers les grands hommes, leur héroïsme démesuré, leur moralité donnera quelque vertige. Imagine-t-on Napoléon ou de Gaulle répondre comme un enfant derrière le pupitre de la primaire ? Sont-ils d’ailleurs encore envisageables dans nos démocraties ? « Napoléon et de Gaulle. Deux héros français », de Patrice Gueniffey (Perrin, 432 p., 21,50 €).
Le Point : Pourquoi avoir voulu comparer Napoléon et de Gaulle ? Patrice Gueniffey :
Pour de Gaulle, la France est une personne morale indépendante des Français. Il tire sa légitimité de la France davantage que de ses habitants, dont il désespère souvent. En 1940 comme en 1958, il suit sa voie contre l’avis de tous, il monte seul, alors que Bonaparte est porté par les Français. « L’élection » : de Gaulle écrit toujours ce mot avec des guillemets. Son engagement ne doit rien aux Français, qui, selon, lui déméritent souvent de la France, inséparable à ses yeux d’une certaine idée qui s’incarne en un mot : la grandeur. Historien
Tous deux ont incarné au mieux le mythe du sauveur, qui met fin à une période de supposé déclin. Bonaparte avec le Directoire, de Gaulle avec la IVe République, deux régimes venus se briser sur un écueil circonscrit, l’échec de la pacification du pays pour le premier, la décolonisation pour le second. Dans le même temps, ils ont aussi incarné au mieux la grandeur de la France, au sens où ils ont réussi à réconcilier un pays irréconciliable, à surmonter les clivages, à lui redonner une unité intérieure. A l’extérieur, même si avec Napoléon l’aventure s’est terminée par un désastre, ils ont contribué au rayonnement de la France. Enfin, aux yeux des Français, ils représentent l’image même du pouvoir efficace, réformateur, qui fut celui de Louis XIV. Depuis le XVIIIe siècle et les physiocrates, les Français, peuple rationnel, ont toujours aspiré à ce pouvoir sans idéologie, arbitral, efficace, qui échapperait à la politique.
Vous répétez ce mot, « incarner », car ils ont eu cette prétention, incarner la France. Jusqu’à douter de la France elle-même et de cette grandeur qu’il enveloppe parfois de mensonges.
C’est le marchand de songes que critiquait déjà François Furet dans les années 1960. Il oscille. Parfois, il y croit, parfois, il n’y croit plus. Je suis persuadé que les grands hommes ont tous une pente maniaco-dépressive. Regardez Churchill.
Avec cette part de démesure que vous relevez…
Le grand homme porte en soi souvent sa propre fin. Napoléon plus que de Gaulle. Le premier réinvente la France, mais avec une part monstrueuse, il ne connaît pas de limite. S’il revient en 1815, ce n’est évidemment pas dans l’intérêt du pays, mais pour lui, pour écrire sa fin, celle d’une épopée qui doit se terminer en tragédie pour s’inscrire dans la postérité. De Gaulle, du fait de son enracinement familial, social, religieux, s’assigne quelques limites. Mais il a lui aussi orchestré sa propre fin, après Mai 68 et peut-être même dès l’échec de 1965. Autrement dit, sa mise en ballottage par le « politichien » qu’est à ses yeux François Mitterrand.
Au-delà de la comparaison, votre livre est une réflexion