« Face à l’ islamisme, il ne faut rien céder »
Enfance, religion, influences… La grande confession d’un écrivain engagé corps et âme.
Le Point : Vos chroniques et votre roman « Meursault, contre-enquête » ont fait de vous un des intellectuels les plus exposés de notre époque. Et pourtant on ne sait pas grand-chose de vous…
Kamel Daoud : La prise de parole par le « je » m’incommode. Je suis allergique à ce nombrilisme qui floute la pensée. L’autre raison est que je suis devenu l’objet de beaucoup de fantasmes. On me fait dire des choses que je n’ai pas dites, on parle à ma place. Je suis l’espace de beaucoup de projections, de contradictions, de passions en Algérie, en France et ailleurs.
Vous n’aimez pas que l’on vous présente comme un intellectuel du « monde arabe ». Ce terme vous hérisse. Pourquoi ?
Je n’aime pas cette cartographie qui est celle du regard d’autrui. Parler de « monde arabe », c’est nier le pays d’où je viens, ce que je suis, mes différences. On me plonge dans une sorte de couffin, on essentialise. Est-ce que je vous considère comme un représentant du monde chrétien, moi ? Le monde arabe. Quel monde arabe ? C’est une convention d’orientaliste, à la rigueur. Il n’y a personne dans le monde arabe qui parle arabe : chaque pays possède sa langue propre. Nous avons chacun notre histoire. Pourquoi les autres pays ont-ils le droit d’être différents les uns des autres alors que moi je suis amalgamé dans une sorte de territoire fourre-tout ? Je suis algérien, mes papiers sont algériens, je vis en Algérie, je peux être algérien sans vivre en Algérie, et ce pays a son histoire, ses ancêtres, ses descendants, ses écrivains, ses visionnaires, ses échecs, ses lâchetés, sa langue, ses langues…
D’où venez-vous ?
Je suis né dans les années 1970. J’incarne la courbe basse de l’enthousiasme national après l’indépendance du pays. Le premier sentiment que j’ai éprouvé est la culpabilité. Je me suis senti comme endetté, j’avais la sensation d’être né trop tard. Nos aînés nous répétaient : « Vous avez l’eau, l’école, la santé, les médicaments parce que nous nous sommes battus pour vous. » Quand vous entendez ce discours, vous vous sentez castré.
A quoi rêvait le petit Daoud ?
J’ai eu une chance magnifique : la littérature. Elle m’a offert une alternative à cette obligation de glorifier nos pères. J’ai découvert la digression du livre. Dans ma famille, on ne savait ni lire ni écrire, sauf mon père, qui était gendarme. Il était souvent muté. Mes parents ont donc préféré me confier à mes grands-parents. C’est un souvenir honteux et heureux, car je lisais avec bonheur, mais je lisais aussi avec le sentiment de trahir mes grands-parents, qui croyaient que j e ré v i s a i s mes le ç o ns . Mes grands-parents me laissaient en paix chaque fois que je prenais un livre. Ils croyaient que je travaillais, alors que je m’évadais dans autre chose. Mon enfance s’est déroulée dans un village triste, sans loisirs. A partir de 17 heures, nous avions le choix entre nous pendre et prier. Je voulais absolument quitter le village, d’une manière ou d’une autre.
Quelles furent vos premières lectures ?
J’étais scolarisé en langue arabe classique, une langue de force, d’obligations mais pas d’imaginaire. C’est une belle langue mais
« Je suis un attentat contre le discours d’une certaine gauche. »
la manière avec laquelle elle était enseignée l’a dévitalisée grandement. J’ai lu ce qui me passait sous la main. A la maison, nous avions deux petites étagères que nous appelions la bibliothèque. Elle contenait une trentaine de romans en français que nous avions hérités des anciens propriétaires (en partie, l’autre partie appartenait, je pense, à mon père). Un après-midi, après l’école, j’en ai saisi un. Sur la couverture, il y avait la photo d’une femme très sexy, seins aigus, regard lourd, incarnation d’un nouveau mystère. Je voulais savoir ce qu’il y avait dedans. J’ai commencé par déchiffrer un mot sur quatre. Ensuite, j’ai appris à identifier les passages les plus sensuels. Je me souviens de la première phrase que j’ai pu décoder en entier : « Elle s’avança vers moi nue. » Elle m’a tétanisé. C’est la genèse de ma bible intime ! L’apprentissage du désir noué à l’écrit.
Cette découverte ne pouvait que vous donner envie de poursuivre dans cette voie !
Par la force des choses, j’étais un lecteur sauvage, désordonné. Certains livres à la maison étant déchirés, je lisais des bouts de roman. Ainsi, je n’avais que la moitié de « Vingt mille lieues sous les mers ». J’achevais une histoire le soir et je la relisais le lendemain matin. Normalement, on construit ses modèles à partir de la lecture. Dans mon cas, le livre était lui-même le but. A la fin des ouvrages, je fantasmais sur les titres mentionnés comme « déjà parus » ou « dans la même collection ». Je pouvais passer des jours à rêvasser sur un titre : « Le seigneur des anneaux », « Demain les chiens »…
Vous faites souvent référence au corps des Algériens, que vous dépeignez comme « encombrant » ou « honteux ». Est-ce ainsi que vous avez perçu le vôtre ?
Comme la plupart des Algériens, j’ai vécu le corps dans la culpabilité. La religion – tous les monothéismes – nous le dépeignait comme le lieu de l’impureté. Il fallait le cacher, car il était en effet honteux. La première nouvelle que j’ai écrite, vers l’âge de 20 ans, s’intitulait « La traversée du visage ». C’était l’histoire d’un homme laid qui découvre qu’en langue arabe le mot « laid » et le mot « méchant » ont le même sens. Longtemps, la littérature a été le seul moyen pour moi d’échapper à ce corps maudit. Puis est venue la religion…
Cette souffrance a conditionné ma manière de voir. Elle explique mon rapport aux monothéismes. Ceux-ci entravent le corps dans sa conquête du monde. Quand je regardais les Jeux olympiques et que je voyais que les Algériens ne brillaient pas, j’avais honte. On perçoit aussi le malaise du corps de l’Algérien sur la plage. Il veut se dénuder mais n’ose pas le faire. Le corps de sa femme est le lieu de tous les enjeux. Comment conquérir le monde avec des corps chétifs et malheureux ? Dans le monde dit « arabe », nous avons un lien pathologique avec le corps. Et cette pathologie ne cesse de s’aggraver.
« Puis est venue la religion », venez-vous de dire. L’une de vos nouvelles évoque un engagement religieux radical. Le vôtre ?
Jusqu’au début de l’adolescence, j’avais une pratique religieuse standard. J’accompagnais mon grandpère à la mosquée. Le déclic est venu vers l’âge de 14 ans. Un enseignant a commencé à m’initier. Puis j’ai découvert les premiers textes théologiques des IXe, XIIe et XIIIe siècles. Dans l’Algérie des années 1980, on trouvait facilement ce genre de prose. C’étaient les prémices du mouvement islamiste. On avait le choix entre le Parti unique et le Dieu unique. Je me suis dit : ce sera le Dieu unique. Cela a commencé par un attrait mystique.
Votre vie a-t-elle changé alors ?
C’était du proto-engagement : on se tourne vers les siens, on demande à son grand-père de ne pas faire ceci, de ne pas faire cela, on essaie de convertir ses amis à l’école, on distribue des livres, on essaie de corriger la pratique de certains rites qu’on estime être du relâchement par rapport à un dogme beaucoup plus pur, on évite certaines tentations, on s’impose une discipline. Je gardais le silence toute la journée. M’inspirant d’une vieille méthode mystique, j’avais logé un caillou dans ma bouche pour ne pas me laisser disperser par la parole. C’étaient des trucs d’enfant. Pas de l’islamisme au sens actuel du terme. Le projet politique ne m’intéressait pas alors. Grâce à la religion, le sens était disponible. On ne m’imposait rien, c’est moi qui décidais. La religion, cette phase, m’a servi à me construire
« On avait alors le choix entre le Parti unique et le Dieu unique. Je me suis dit : ce sera le Dieu unique. »
pour mieux dépasser cette parenthèse. Je servais même de modèle à d’autres garçons qui avaient le même engagement.
A quel moment votre engagement religieux a-t-il pris une dimension politique ?
A un moment, j’ai eu le sentiment que je ne vivais pas pleinement ma vocation religieuse. Mon existence avait beau être très réglée, je ressentais le besoin d’interférer avec l’Histoire. Des contacts m’ont appris l’existence de groupes qui organisaient des sortes de campings « pédagogiques » de trois ou quatre mois. J’en ai effectué quelques-uns. Il y avait des cours organisés. On nous faisait lire les récits des Frères musulmans, qui avaient survécu à la répression en Egypte. Le mouvement égyptien islamiste était intellectualisé. Il avait ses penseurs. Les premières cassettes de prêcheurs égyptiens circulaient. On se les prêtait, on les copiait. Plus tard, une deuxième vague est arrivée d’Arabie saoudite, plus dure, celle-là. Le wahhabisme proposait, lui, des chefs de guerre qui voulaient imposer le royaume. Il faut cependant comprendre la tentation pour la majorité de la jeunesse, faute de sens, d’issues et de désir.
Comment votre famille a-t-elle accueilli votre choix ?
Mon père était gêné. Une seule fois, il m’a fait une remarque : « J’espère que tu es conscient de ce que tu fais. » Quant à mes grands-parents, ils ne voyaient pas là de quoi s’inquiéter. Mon engagement entrait dans l’ordre des choses : les livres menaient au Livre…
Pourquoi, selon vous, refuset-on d’admettre aujourd’hui que chez certains djihadistes la radicalisation puisse exprimer un besoin de spiritualité ? On va toujours chercher des causes socio-économiques…
Si je répugne à parler de cette période de ma vie, c’est que je redoute l’interprétation qui sera faite de mon témoignage. On y apposera le terme de « radicalisation », mais on ne verra pas le sens philosophique de ma quête religieuse d’alors. Celle-ci a contribué à forger ma vision de l’être humain et du monde. Elle me permet de défendre aujourd’hui les positions qui sont les miennes sur l’islamisme. Il ne s’agit pas d’une dérive qui a été corrigée, mais d’une construction. Quand je fais dire à Meursault : « La religion est un transport collectif. Moi, je préfère aller vers Dieu seul et à pied », je le pense. Je n’aime pas l’effet d’intermédiation des dogmes, des rites. C’est à moi de faire le parcours.
Quand avez-vous rompu avec la mouvance islamiste ?
Bien avant que cette mouvance ne s’organise de manière partisane et politique. Le Front islamique est né vers 1988-1989. J’avais déjà liquidé cette illusion bien avant. La rupture a été violente. Dans la vie, pour s’expliquer les grands virages, il y a toujours deux versions. Celle que l’on raconte à soi-même et aux autres et celle que l’on met dixvingt ans à s’avouer. A un moment donné, ça ne me suffisait pas, c’était étroit. Peut-être ai-je vu aussi une forme d’hystérie et je m’en suis méfié d’instinct. J’aimais trop la liberté. Si j’étais tenté par le religieux à un moment, c’est parce que c’était aussi un exercice de liberté. Mais, dès qu’il s’est transformé en rangs serrés et en une sorte de fascisme, ça ne m’intéressait plus. Il y avait peut-être aussi le contrepoids de mes lectures. J’avais aimé des livres qui racontaient le monde et je m’en remettais à un livre, le Coran, qui racontait la mort, et j’avais 20 ans. Il y a un choix d’instinct qui s’impose… On ne peut pas sortir d’une idéologie totalitaire si on n’a pas les moyens intellectuels de le faire. Sortir du religieux, ce n’est pas claquer une porte, mais en ouvrir une nouvelle. Et il faut que celle-ci ouvre sur un sentier. Aucun intellectuel dans le monde dit arabe d’alors ne m’a proposé ce chemin. Si on n’était pas islamiste, on était communiste. Quelle alternative désespérante !
Combien parmi les djihadistes disposent-ils des ressources intellectuelles exceptionnelles que vous décrivez ? A écouter votre témoignage, on se dit qu’il n’y a pas de recettes pour sortir du fanatisme.
Encore une fois, je ne veux pas comparer mon histoire à celle des djihadistes actuels. Mon itinéraire est singulier. Le fait d’avoir été élevé par mes grands-parents n’a pas été sans conséquences. Leur autorité a été moins contraignante que celle de mes parents. Par ailleurs, très jeune, en lisant énormément, j’ai cultivé un périmètre de réclusion. J’ai développé une allergie précoce aux démonstrations d’obéissance filiale. Aujourd’hui encore, j’estime qu’il y a plus de vérité dans la révolte que dans l’obéissance. Les romans que préférait l’adolescent mettaient en scène des personnages qui trompaient leur monde, s’en libéraient, des héros qui détruisaient d’anciens mondes, des clandestins intelligents...
Le retour des « Afghans » algériens, quelques années plus tard, va déclencher une guerre civile de dix ans en Algérie. Cette période est encore taboue dans le pays.
Nous entretenons un déni autour de cette période. La loi de réconciliation nationale interdit même qu’on en parle sous peine de prison. C’est une telle parenthèse d’horreur que beaucoup d’Algériens ne veulent même pas s’en souvenir. Cette guerre étrange s’est déroulée hors YouTube et hors Facebook. Hors condamnation internationale, aussi. Les islamistes avaient bonne presse alors en Occident. C’est une guerre cachée que l’on n’arrive même pas à qualifier. Est-ce une guerre civile, une guerre contre les civils ? Une guerre avec les civils ? Sans les civils ?
« Je me suis retrouvé à marcher dans des flaques de sang, à buter contre des cadavres découpés. »
Les Occidentaux, eux, commencent à s’intéresser à cette période. En se disant que l’Histoire pourrait se répéter dans leur pays…
Pour les Algériens, ce qui se passe aujourd’hui avec Daech a un air de déjà-vu. C’est un remake. Nous avons connu avant tout le monde les massacres de populations, les destructions de monuments… Si vous n’êtes pas intraitables avec les islamistes, l’Histoire se répétera chez vous. Mais on ne lutte pas contre un radicalisme par un autre. Durant cette guerre en Algérie, ils ont gâché les plus belles années de ma vie et je ne l’oublierai jamais. La décennie algérienne pose les grandes questions qui sont traitées aujourd’hui : choix entre liberté et sécurité, démocratie et fascisme, droits de l’homme et droits de se défendre, exclusion et inclusion…
Vous avez vécu cette décennie comme journaliste ?
A peine avais-je entamé ma carrière de journaliste de faits divers que je me suis retrouvé, dans des villages, à marcher dans des flaques de sang, à buter contre des cadavres découpés. Je n’arrive toujours pas à trouver mes mots pour parler de cette époque. Comme presque tous les Algériens. C’est un passé éclaté. Nous avons des chiffres, des anecdotes, mais pas de récit cohérent. Notre mémoire collective est comme dispersée, atrophiée.
Vous avez été le premier journaliste à parvenir dans le village de Had Chekala, où un millier de personnes ont été massacrées par les djihadistes…
Oui, c’était mon premier grand reportage sur une scène de massacre. Pour accéder au village, j’avais dû emprunter un âne. Il fallait traverser, au coeur d’un hiver dur, de grosses collines, des hauteurs avant d’aboutir à une sorte de cratère calciné avec des centaines de corps démembrés, des animaux tués, des maisons incendiées. Cela restera l’expérience la plus marquante de ma vie. Pas seulement en raison de son horreur, mais aussi par le défi qu’elle imposait au réel. Je suis revenu au journal, j’ai écrit mon
reportage. Les confrères qui ont lu mon article n’ont pas voulu me croire. Ils ne le pouvaient pas non plus. Et ça aussi, c’était horrible. Le titre qu’ils ont choisi mentionnait « des dizaines de morts », alors que j’en avais vu des centaines. Il a fallu plus d’une décennie pour que le Premier ministre de l’époque reconnaisse publiquement que 800 personnes avaient été tuées cette nuit-là.
Avez-vous songé à quitter l’Algérie à l’époque ?
Oui, j’ai même tenté de m’installer en Europe. Ça a duré trois mois. Je me suis installé à Bruxelles puis à Lille. C’est là que j’ai liquidé une illusion : celle de pouvoir partir.
Partir ou pas, telle est la question posée par un mythe auquel vous vous référez souvent, celui de Jonas…
La mythologie biblique est fascinante parce que c’est un catalogue des attitudes de l’homme face au monde. Il peut s’allonger et gémir comme Job (et c’est l’attitude générale de l’Occident), se révolter et nager comme Moïse, il peut se poser la bonne question : est-ce que je dois obéir à Dieu ou sauver ma vie ou celle de Dieu comme Jonas ? J’aime bien traduire la vie des prophètes sous une même question. Et Jonas, c’est la grande question : est-ce que je pars ou est-ce que je reste ? Je pense que c’est la question essentielle qui se pose. Parmi les élites, au Sud, elle est discrète et néanmoins dans toutes les têtes. Est-ce que ça vaut la peine de s’engager pour des gens qui vous tournent le dos ? Ou d’aller vivre chez des gens qui vous tournent le dos aussi ? Jonas quitte Ninive, ne veut pas obéir, s’embarque sur un bateau, tombe dans l’inconscience après avoir été avalé par une baleine. Avant cela, il est rejeté par l’Occident, c’està-dire les marins qui voient en lui la malédiction. Finalement, il revient à Ninive… qui a été a été sauvée sans lui. Lui donnant l’occasion d’un salut personnel par le grand détour de la révolte.
Vous identifiez-vous à Jonas ?
Je suis peut-être une forme de Jonas qui n’a pas encore embarqué…
N’éprouvez-vous pas une grande solitude ? Vos engagements défient tous les conforts idéologiques, en Occident comme dans les pays arabes…
Il y a dans « Le prophète », de Gibran, si je ne me trompe pas, un passage que j’aime beaucoup. Un gamin, qui passe tous les matins devant le prophète en train de prêcher, s’arrête un jour et lui dit : « Pourquoi continuez-vous à prêcher ? Vous savez très bien que vous n’allez pas changer le monde. » Le prophète lui répond : « Je le fais pour que le monde ne me change pas. » J’aime aussi beaucoup le mythe de Robinson. Cette dignité après le naufrage. Comment un seul individu parvient à repeupler une île. Je suis fasciné par son perroquet condamné à un dialogue fou, se heurtant aux limites de cinq mots : « Pauvre Robinson, où êtes-vous ? » Comme Robinson, je me sens peuplé de tout un univers.
En Occident, vous êtes devenu la cible d’une partie de la gauche après vos écrits sur les viols collectifs commis à Cologne le 31 décembre 2015. Elle fait de vous une sorte d’« idiot utile ».
Comment ressentezvous ces attaques ?
Je suis un attentat contre le discours d’une certaine gauche. Ces gens-là aimeraient que je me pose en victime du colonialisme et que je dise que l’islamisme est la religion des opprimés. Eh bien, non ! Il y a une forme de racisme dans leurs déclarations condescendantes. Ils ne jugent pas mes propos, mais là d’où je les émets. Je n’ai pas besoin que l’on parle à ma place. Je ne serai le faire-valoir de personne. A gauche comme à droite. Il y a danger à vouloir rappeler le crime colonial en s’alliant au discours de déni des élites au Sud ou au discours faussement victimaire de l’internationale islamiste. Ces attaques sont une démonstration de mépris, une myopie sur le présent et sur la réalité, qui n’est pas un enclos de théories universitaires. Je n’y mise pas ma vision, mais ma chair, et je n’ai pas besoin d’avocats en Occident pour défendre mes positions. Ni de procureur, d’ailleurs, pour les condamner. Cette fonction de délégation que s’octroie la gauche universitaire pour sous-traiter le souvenir colonial ou le droit de l’indigène est une insulte, sinon un fonds de commerce. Elle se fourvoie sur la réalité de mon monde, les menaces de l’avenir et l’analyse du présent. Tout en m’ôtant le droit de parole sans sous-titrage.
Que répondez-vous à ces féministes qui voient dans la burqa ou le burkini un moyen d’émancipation de la femme ?
Je leur réponds que, face à une idéologie totalitaire telle que l’islamisme, il ne faut rien céder. Le voile m’inquiète, mais la burqa et le niqab sont un moyen d’asservissement de la femme. Ces tenues ne sont pas le choix d’une liberté, mais des choix dictés, orientés, marqués idéologiquement et à effet de propagande évident. La burqa n’est pas un tatouage d’adolescent, mais un renoncement, une culpabilisation du corps de la femme, une acceptation du statut « honteux » au nom d’un choix de liberté. La femme n’est pas une marchandise en Bikini ni une honte en burkini. Elle est un être libre.
Comment percevez-vous cette obsession de la repentance dans les milieux intellectuels occidentaux ?
De manière générale, je n’aime pas cette obsession du passé et de la culpabilité. Elle déclasse et avilit le présent et la présence au monde. Je n’ai pas envie de transporter des cadavres sur mon dos. Jérémie est le prophète que je déteste le plus. La colonisation a été un crime, mais il faut construire le présent. Les racines, c’est bien, mais les récoltes, c’est encore mieux. En tant qu’intellectuel du Sud, j’ai besoin d’un Occident qui s’assume et j’ai besoin que les miens sortent du victimaire sans renoncement à la mémoire. Pour le moment, l’Occident me fait penser à Job qui ne veut pas sortir de son lit.
Vous vous définissez comme libéral. Quel sens donnez-vous à ce terme ?
Je suis un enfant du socialisme algérien. Je me suis construit en opposition à ce système sclérosé qui méprisait la réussite individuelle, l’individu, le singulier. J’aime les héros, ceux qui s’affirment, qu’ils perdent ou qu’ils gagnent. J’aime l’entreprise au sens large. J’aime le mot « liberté » qui se cache dans « libéral ». A contrario, j’ai horreur du collectivisme et de tous les conforts idéologiques. Les collectivismes aboutissent à l’immoralisme. Toujours. Et, dans un pays comme l’Algérie, où on répète le slogan marqueur de « Un seul héros, le peuple », s’affirmer est perçu comme une trahison.
Entre Camus et Sartre, vous avez choisi Camus…
Sartre incarne à mes yeux la pensée sans corps, tandis que Camus représente la réflexion avec le corps, la chair. Sartre pensait « les situations » alors que Camus pensait « en situation ». C’est la différence entre le théologien et le pèlerin.
Il y a chez Camus un paganisme dont on trouve l’écho dans vos écrits…
Ce que je trouve d’admirable dans le paganisme, c’est sa liberté. Les monothéismes ont à mes yeux une dimension morbide. Le paganisme est une religion de jardin, alors que le monothéisme pousse dans le désert. Je suis sensible à beaucoup d’écrivains qui ont ce rapport païen, méditerranéen, à la nature. J’aime la Méditerranée d’avant, celle de l’Antiquité. Les monothéismes en ont flouté l’image et alourdi la lumière. J’aime les « Mémoires d’Hadrien », de Yourcenar. Ce livre raconte ce moment, entre la mort des anciens dieux et celle du Christ, où l’homme a été vraiment seul. Je fantasme sur ce moment-là.
Vous avez subi une fatwa en Algérie. De quoi avez-vous peur ?
Dans « Le fil du rasoir », de Somerset Maugham, l’un des personnages demande à l’autre : « C’est vrai que les gens ont peur de la mort ? » L’ a ut r e l ui ré p o nd : « J’ai rencontré beaucoup plus de gens qui avaient peur de la vie. » Ça peut paraître un jeu de mots, mais c’est réel.
Et vous, avez-vous peur de la vie ?
J’ai peur de ne pas la mériter
« La femme n’est pas une marchandise en Bikini ni une honte en burkini. Elle est un être libre. »